De Jean-Marie au Brun-Marine. 1984-2014 : ce qui a changé en trente ans à
l’extrême droite
L’extrême droite ne se réduit pas à ses scores électoraux mais les
élections constituent un bon indice de son poids politique et
idéologique. Tandis qu’en 1981 Jean-Marie Le Pen n’avait pas réuni
suffisamment de signatures d’élus pour pouvoir se présenter aux
élections présidentielles, en 1984 le Front national (FN) sortait de
l’ombre avec 10,95% des suffrages exprimés aux élections européennes.
Trente ans plus tard, le FN apparaît comme le grand gagnant des
élections municipales et européennes (où il arrive en tête dans 71
départements sur 101), une victoire de ce parti aux présidentielles
n’étant plus exclue pour 2017. Dans l’intervalle, le FN a connu des
crises, notamment la scission de Mégret, et aussi d’autres victoires
(municipales de 1995, présidentielles de 2002). On ne va pas faire ici
une histoire des hauts et des bas du FN, mais plutôt comparer la
situation de l’extrême droite il y a trente ans avec sa situation
actuelle. Il apparaît de nombreux points communs mais aussi
d’importantes différences qu’il est utile de mesurer pour savoir ce que
l’on combat, et comment le combattre.
En 2014, le contexte international est celui d’une crise économique
et sociale qui va s’approfondissant (aggravation des conditions
d’exploitation, chômage de masse, précarité généralisée, extension de la
pauvreté), avec des attaques patronales et gouvernementales coordonnées
dans le cadre supranational de l’Union européenne. Dans plusieurs Etats
européens (Grèce, Hongrie, Grande-Bretagne dans une moindre mesure) on
assiste logiquement à un retour spectaculaire de la tentation nationale,
anti-européenne et autoritaire.
Le contexte politique national est celui hérité du quinquennat de
Nicolas Sarkozy, Claude Guéant et Brice Hortefeux, ces sinistres
politiciens de la « droite décomplexée » qui ont remis au goût du jour
l’identité nationale et renforcé l’idéologie sécuritaire, la xénophobie
et le racisme anti-Rom et anti-musulman. Avec le retour de la gauche
institutionnelle aux commandes en 2012 et la mise en œuvre d’une
politique d’austérité pour les classes populaires, on voit, comme après
l’élection de Mitterrand et le tournant de la rigueur de 1982, comme
après le gouvernement Jospin en 2002, qu’un boulevard est tracé pour
l’extrême droite.
Quand la fange se répand…
L’extrême droite a tout d’abord bénéficié d’une expansion idéologique
sans précédent. La xénophobie, le racisme, la haine des chômeurs et des
pauvres, l’homophobie ne sont pas nécessairement beaucoup plus forts,
mais leur expression est beaucoup plus forte que dans les années 1980.
L’expression des idées d’extrême droite est aujourd’hui complètement
désinhibée et d’une certaine manière banalisée. C’est lié à plusieurs
facteurs convergents : le recul de l’implantation militante populaire,
dans les quartiers et les entreprises, des partis de gauche et de
l’extrême gauche ; l’individualisme, le consumérisme et le relativisme,
qui conduisent à une indifférence au regard du collectif donc des
positions politiques (« tu es pronazi, moi pas, chacun ses idées… ») ;
le relais d’idées d’extrême droite par une partie de « l’élite »
médiatique (Zemmour et tous ceux qui lui tendent micro et caméra) et
l’appropriation partielle du programme du FN par l’UMP et le PS
(politiques ultra-sécuritaires, nationalisme, chasse aux sans-papiers,
politique anti-Roms…). En trente ans, l’extrême droite a ainsi gagné une
bonne partie de la bataille idéologique.
Cette diffusion idéologique ne s’est pas traduite par une
dissolution, bien au contraire. On assiste depuis quelques années à une
montée en puissance de l’extrême droite avec, ce qui constitue une
nouveauté, une intervention sur le terrain de la rue. En 1984 il y avait
certes eu la grande manifestation pour l’école libre (l’école privée)
puis reculade de Mitterrand, mais le phénomène était resté isolé. En
2013, la « Manif pour tous » contre le mariage homosexuel a inauguré un
tournant dans l’intervention politique de la droite dure, permettant la
jonction dans la rue de la droite catholique traditionnelle derrière
l’UMP, et de différentes franges de l’extrême droite radicale (le FN
étant resté plutôt en retrait).
Deux ans et demi après la défaite des salariés contre la réforme des
retraites, le pavé a été battu non plus par des travailleurs des
raffineries ou de la Fonction publique, mais par la petite bourgeoisie
catholique, les familles de militaires, la jeunesse dorée bien à droite,
toutes unies dans une même haine homophobe. Dans le sillage de la Manif
pour tous, il y a eu la mobilisation de franges d’artisans et de petits
patrons, qu’on aurait qualifiées de poujadistes à une autre époque,
contre l’écotaxe, mais aussi le « Jour de colère » le 11 novembre 2013,
où différents clans de l’extrême droite radicale se sont retrouvés dans
la rue. Cette mobilisation sur le terrain a donné des ailes à certains
militants d’extrême droite, ce qui s’est traduit par une multiplication
des agressions physiques tout au long du printemps 2013, contre des
homosexuels, contre des musulmans (et surtout des musulmanes), et aussi
contre des militants d’extrême gauche et antifascistes, jusqu’à la mort
de Clément Méric le 5 juin.
En face de cette montée en puissance, la gauche gouvernementale a été
comme on pouvait s’y attendre en dessous de tout. Elle a défendu
mollement le mariage pour tous, laissant des élus de droite annoncer
qu’ils refuseraient de procéder à des mariages homosexuels, reculant sur
la PMA (procréation médicalement assistée), etc. Elle s’est aplatie
devant la droite sur l’écotaxe. Après avoir annoncé la dissolution de
plusieurs groupes d’extrême droite radicale dont celui de l’assassin de
Clément Méric, elle les a laissé parader et organiser des meetings un
peu partout en France.
Sur tous les plans, ces reculades ont été à la mesure de sa ligne
politique, toujours plus marquée à droite. Soutien au grand patronat par
des subventions d’un niveau rarement atteint (20 milliards pour le
Pacte de compétitivité, 10 milliards pour le Pacte de responsabilité, 6
milliards par an avec le Crédit Impôt Recherche…), attaques en règle
contre les salariés avec la complicité de grandes centrales syndicales
(Accord national interprofessionnel-ANI, réforme de l’assurance chômage,
loi Macron « pour la croissance et l’activité »), mais aussi démagogie
contre les Roms, répression des travailleurs sans-papiers, politique
productiviste classique (poursuite du nucléaire, des grands projets
inutiles) et répression massive des mouvements sociaux
(Notre-Dame-des-Landes, Toulouse…) jusqu’à la mort de Rémi Fraisse le 26
octobre 2014. À la violence sociale vient ainsi s’ajouter la violence
policière, assumée et symbolisée par la nomination au poste de Premier
ministre du premier flic de France.
La droite et l’extrême droite ne peuvent être qu’encouragées par une
gauche qui joue sur leur terrain. On le voit sondage après sondage,
élection partielle après élection partielle : le PS est hors course.
Mais aussi, et le phénomène est nouveau, le FN est désormais en position
de disputer à l’UMP son hégémonie sur l’électorat de droite. C’est lié à
la déchéance totale de la gauche institutionnelle, à une déchéance
similaire de l’UMP, empêtrée dans les affaires et dont le bilan est
encore frais dans les mémoires. Il y a une disqualification du personnel
politique de l’UMP et du PS qui apparaît pour ce qu’il est : médiocre,
corrompu, arriviste, sans projets, sans éthique. Si le FN a atteint
cette position de force, c’est principalement du fait de la crise
sociale, de la montée des idées réactionnaires et de cette dégringolade
des politiciens. Mais c’est aussi grâce à la stratégie engagée depuis
plusieurs années par son état-major.
La maison-mère de père en fille
Depuis 1984, l’extrême droite organisée a évolué. Le travail de
« dédiabolisation » du Front national conduit par la fille Le Pen ne se
réduit pas à un simple ravalement de façade. On a assisté à un réel
recentrage du FN et, par contrecoup, à la libération d’un espace sur sa
droite. La configuration d’ensemble a changé : l’extrême droite s’est
étendue, diversifiée et scindée.
Le Front national, recentré et normalisé, en est la composante
principale. Force fédératrice de l’extrême droite institutionnelle, il
vise à devenir le premier parti de la droite républicaine et pour cela
se démarque explicitement de ses segments les plus radicaux, tout en
maintenant des liens personnels et politiques assez forts avec nombre de
ses militants. Sa ligne politique se résume à un discours nationaliste
et hostile à l’Union européenne, protectionniste, pour un Etat national
fort (la constante de l’extrême droite) ; social et antilibéral (à
l’opposé du FN des années 1980) ; anti-immigré et anti-musulman (mais
pas antisémite, ce qui rompt là aussi avec les décennies précédentes).
Mais le FN se veut aussi un parti « moderne », ouvert, avec une femme
comme principale dirigeante et porte-parole, de nombreux jeunes voire
très jeunes candidats aux élections municipales.
Tout en maintenant des liens avec les catholiques traditionalistes,
le FN met ainsi aujourd’hui en avant la laïcité. Cette dimension s’est
renforcée avec la mise en doute du modèle de laïcité développé en
France, appuyée par la peur de la différence, la perte de vitesse de la
militance progressiste et la confusion idéologique qui en découle ;
comme d’autres à droite, le FN a su utiliser cette situation pour
développer un discours anti-musulman sous couvert de laïcité.
Comble pour un parti d’extrême droite, le FN va jusqu’à mettre en
avant son ouverture aux homosexuels. Sur ce point, l’évolution n’est
cependant pas propre à la France : il y a quinze ans aux Pays-Bas, Pim
Fortuyn avait inauguré un courant gay-friendly à l’extrême droite ; le
FN l’a doublé sur ce terrain avec un porte-parole national, un maire et
une récente recrue portant ouvertement les couleurs gaies. Sur plusieurs
aspects, le FN peut ainsi passer pour plus ouvert que la droite
traditionnelle. On aurait ainsi un partage du travail à droite entre une
UMP néolibérale et conservatrice, et un FN antilibéral et plus ouvert
sur le plan sociétal.
À droite du FN, vieux fachos et nouveaux rouges-bruns
L’extrême droite s’est en partie divisée puisque le FN n’est plus
maintenant la grande maison qui abrite tous les courants. À ses marges,
une extrême droite militante extra-institutionnelle, globalement plus
radicale, est (ré)apparue au début des années 2000. Les attentats du 11
septembre 2001 ont en effet marqué un tournant. Le mouvement
altermondialiste progressiste qui se développait depuis la seconde
moitié des années 1990 a marqué une pause. Des groupes confusionnistes
ont commencé à se multiplier, jouant de la contestation « antisystème »
héritée de l’altermondialisme et s’inscrivant d’emblée dans l’usage des
nouveaux médias, grâce à l’émergence massive d’Internet. Tandis que les
médias traditionnels supposaient la puissance de l’argent pour les
médias dominants et celles d’organisations constituées pour les médias
militants, chaque apprenti gourou ou idiot de village a désormais pu
créer son blog, répandre son point de vue « alternatif » sur le monde et
recruter des naïfs.
Des réseaux complotistes se sont ainsi développés, retournant la
critique de gauche des médias dominants en délire conspirationniste.
ReOpen911, le Réseau Voltaire et d’autres ont ainsi commencé à diffuser
leur prose, prétendant que les attentats du 11 septembre n’avaient pas
eu lieu ou avaient été organisés par la CIA, développant un discours
anti-impérialiste sommaire (essentiellement anti-étatsunien et
anti-israélien). La logique politique de ces réseaux, dirigée contre la
doctrine du « choc des civilisations » et contre la croisade
« antiterroriste » conduite par les Etats occidentaux, les a fait
converger avec les courants l’extrême droite radicale ne trouvant plus
leur place au sein du FN recentré : néofascistes, antisémites et
nostalgiques de Pétain ou Hitler du type du parti grec Aube dorée, mais
aussi identitaires ou catholiques intégristes, qui sont plutôt des
adeptes du « choc des civilisations » et de la théorie du « grand
remplacement » développée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus.
La nouvelle extrême droite extra-institutionnelle est une mouvance
polymorphe, sans cohérence idéologique forte mais dont on peut cependant
tracer le dénominateur commun. Ses axes principaux sont le
nationalisme, le rejet de l’UE et de la mondialisation ; le social voire
le socialisme, le côté « antisystème » étant poussé plus loin qu’au FN
(jusqu’à la « révolution nationale » pour les nostalgiques de Pétain, ou
« européenne » pour d’autres). Jusque-là, ce sont des bases communes
avec le FN, mais il s’en ajoute d’autres : l’antisémitisme, parfois
vaguement caché derrière l’antisionisme, auquel le FN a officiellement
renoncé ; l’homophobie et la défense des traditions identitaires (à
géométrie variable : le catholicisme, mais parfois l’Islam, l’identité
noire). C’est sur le plan géopolitique que la vision commune est la plus
aboutie : « anti-impérialisme », rejet des institutions internationales
(ONU, FMI, BCE…) supposées toutes asservir la « nation » aux intérêts
des Etats-Unis et d’Israël (une actualisation du « complot juif
mondial ») ; soutien à la Palestine et aux Etats arabes contre Israël ;
hostilité aux révolutions qui secouent le monde arabe depuis quatre ans
(attribuées à un complot de la CIA) ; soutien aux Etats
« anti-impérialistes », à savoir le Venezuela, l’Iran, la Syrie de
Bachar el-Assad, la Lybie (avant la chute de Kadhafi), la Russie de
Poutine (quoiqu’avec des désaccords sur l’Ukraine, certains préférant
soutenir les nationalistes et néonazis ukrainiens)…
La nouvelle extrême droite qui se développe à droite du FN est donc
forte d’un double mouvement : la sortie du FN de courants de l’extrême
droite radicale et fascisante d’une part, et une contestation
antisystème issue d’un altermondialisme mal digéré d’autre part. Elle
est la combinaison d’une extrême droite de rue, dans la tradition
héritée des skinheads nazis ou de groupes étudiants (GUD-Groupe union
défense et consorts) des années 1970 et 80, et d’une présence et d’un
activisme forts sur Internet et les réseaux sociaux dans ce qui
constitue la « fachosphère » (le FN y jouant également sa part).
Symbole et acteur de cette mouvance, le duo Soral-Dieudonné est
l’alliance improbable d’un essayiste, ancien militant du FN, et d’un
humoriste issu de la gauche antiraciste. La ligne « antisystème »
revendiquée par le duo, « gauche du travail, droite des valeurs » et
national-socialisme explicite pour Soral, geste obscène et provocations
antisémites pour Dieudonné, lui vaut la sympathie de cadres dirigeants
du FN, d’anciens dirigeants du GUD comme Frédéric Chatillon, de skins
néonazis comme Serge Ayoub, à celles de policiers et militaires de base,
en passant par de nombreux jeunes, notamment issus de l’immigration et
des quartiers populaires. La stratégie de drague des milieux issus de
l’immigration a été renforcée par la campagne gouvernementale contre
Dieudonné lancée fin 2013-début 2014, Manuel Valls misant sur un
communautarisme contre un autre et renforçant de fait l’image
contestataire du duo ; le soutien affiché par Hollande et Valls à Israël
dans les bombardements criminels de Gaza à l’été 2014, comme
l’interdiction de certaines manifestations en France sont venus
parachever le travail entamé. Le duo a par ailleurs su créer des liens
avec le mouvement des « Journées de Retrait de l’Ecole » et sa
porte-parole Farida Belghoul. Les reculs du gouvernement sur « l’ABCD de
l’égalité » ont pu sonner comme une petite victoire pour ce mouvement
qui vise à forger une unité (au moins tactique) entre les franges
catholiques et musulmanes les plus réactionnaires.
Le succès phénoménal des vidéos postées par Soral et Dieudonné sur
Internet (plusieurs centaines de milliers de vues par vidéo, largement
devant Jean-Luc Mélenchon) est révélateur de leur poids politique. En
l’absence d’organisations militantes de gauche implantées dans la
population, une génération politique est en train de se former à base de
leur idéologie, au nom de la contestation du « système », ce dernier
vocable recouvrant pêle-mêle les médias, Israël et les Juifs (« la mafia
juive sioniste »), les francs-maçons, les institutions européennes, les
homosexuels, les « bobos », les féministes, les gauchistes…
Le succès de la nouvelle extrême droite extraparlementaire est enfin
renforcé par le ralliement, actif ou passif, de nombreux militants voire
réseaux militants issus de la gauche, qui trouvent leur place dans la
constitution d’une nouvelle mouvance « rouge-brune ». Le rejet du
néolibéralisme et l’altermondialisme se sont en effet déployés dans deux
grandes directions : celle de l’anticapitalisme conséquent qui, dans la
lignée des combats communistes et libertaires, ancre sa critique dans
une lecture de classe et l’inscrit dans une perspective révolutionnaire
et internationaliste ; celle de l’antilibéralisme de surface, qui
cherche des solutions dites « souverainistes », en fait étatistes, et ne
voit d’issue que dans le repli dans le cadre national, ses frontières,
sa monnaie, quand ce n’est pas son bon vieux patronat industriel qui
créait de l’emploi au lieu de spéculer en Bourse. Cette seconde option,
nationaliste et réactionnaire, est assumée à des degrés divers par
différents courants originellement situés à gauche : les républicains à
la sauce Chevènement (qui ont une certaine audience dans le milieu
enseignant), les staliniens issus du PCF (comme le PRCF), ou la branche
protectionniste d’Attac (qui a donné le M’Pep), tous mal remis de la
victoire bafouée du Non au référendum sur le Traité Constitutionnel
Européen en mai 2005. Une convergence de ces courants ou de certains de
leurs militants avec la nouvelle extrême droite extraparlementaire est
renforcée par une vision géopolitique commune (hostilité aux Etats-Unis,
soutien aux Etats prétendument « non alignés ») comme par la
revendication d’un Etat national fort et du retour au capitalisme
d’avant.
Outre ces convergences, il y a une stratégie délibérée de la part de
militants d’extrême droite de reprise de certains thèmes, combats voire
codes à l’extrême gauche, et d’entrisme dans des mobilisations qu’ils
désertaient jusque-là. Dès le début des années 2000 en Allemagne, les
« nationalistes autonomes » ont ainsi repris les modes d’action et codes
vestimentaires des anarchistes organisés en Black Blocs pendant les
contre-sommets. La dénonciation de la mondialisation capitaliste s’est
muée en dénonciation de « l’oligarchie », sorte de pouvoir financier
invisible, mondial donc apatride, comploteur, soumettant les médias, les
gouvernements et les peuples ; derrière cette rhétorique, on retrouve
les lubies antisémites vieilles d’un siècle dont la fonction est bel et
bien d’amener la contestation du capitalisme sur de fausses voies, et de
sauver ainsi la mise à la bourgeoisie nationale.
Bénéficiant du travail d’idiots utiles, véritables passeurs des
discours d’extrême droite, comme le confusionniste Alain Soral ( Du PCF au FN) qui
revendique de discuter avec tout le monde et discute surtout avec
l’extrême droite, les entristes d’extrême droite tentent leur chance
dans différentes mobilisations. On en a vu ainsi surgir à la tribune des
« Indigné·e·s » à Paris en 2011, et on en voit intervenir dans les
mobilisations contre les grands projets inutiles, s’aventurer ainsi sur
le terrain de l’écologie radicale et de l’antispécisme, voire théoriser
sur la convergence nécessaire entre identitaires et décroissance.
Drainant de très nombreux militants « orphelins » d’organisation et de
formation politique solide, une nébuleuse confuse et confusionniste se
développe ainsi autour de la nouvelle extrême droite extraparlementaire,
lui fournissant un vivier de recrutement de premier choix.
L’extrême droite est donc bien aujourd’hui scindée en deux grands
courants concurrents, l’un et l’autre florissants parce que se
développant sur des positionnements complémentaires, dans une situation
sociale et politique totalement bouchée. En trente ans, la donne a donc
radicalement changé.
Faut-il craindre ces arriérés ?
À plus ou moins brève échéance, le premier danger représenté par
l’extrême droite est celui d’une accession au pouvoir de son courant
institutionnel, autrement dit du Front national. De ce point de vue, la
situation a bien évolué en trente ans. À la tête de plusieurs
municipalités depuis le printemps 2014, on sait le FN plus
« professionnel » et policé que lorsqu’il s’est trouvé dans une
situation semblable, quoique à moindre échelle, dans les années 1990
avec les municipalités de Toulon, Vitrolles, Marignane, Orange… S’il y a
bien quelques ratés (Hayange), les mairies sont sous le contrôle de
l’appareil du parti dont les forces sont tendues vers l’objectif de
2017. La « normalisation » aidant, on peut imaginer qu’un second tour
des présidentielles avec Marine Le Pen ne provoquera pas le « sursaut
démocratique » qu’avait provoqué l’accession de son père au second tour
des présidentielles de 2002.
Pour autant, il ne s’agit pas d’un danger fasciste. Le Pen au
pouvoir, cela signifierait une droite dure, et de ce côté on a déjà
connu pas mal. Les politiques anti-ouvrières, la répression violente des
mouvements sociaux, les attaques contre les immigrés, contre les Roms…
sur tous ces terrains, l’UMP et le PS ont mené des politiques très à
droite, au-delà de ce que l’on pouvait imaginer dans les années 1980. Le
Pen au pouvoir, cela serait sans aucun doute une accélération de ces
politiques avec plus de répression, plus de coups portés contre les
travailleurs et les étrangers, avec peut-être cependant, des réactions
plus fortes des militants de gauche qui se sentiraient légitimés à
résister à un tel gouvernement. Cela serait aussi, surtout, une impunité
étendue pour les crapules racistes et fascisantes qui, avec ou sans
l’uniforme de la police nationale, passeront à l’acte contre les
pauvres, les jeunes, les immigrés, les contestataires. Cela serait enfin
un encouragement à l’extrême droite de rue et, plus généralement, à la
nouvelle extrême droite extra-institutionnelle, pour occuper le terrain
et museler l’opposition.
À plus long terme, quel danger représente l’option fasciste contenue
en puissance dans l’extrême droite extra-institutionnelle ? La question
est au fond de savoir si le capitalisme européen des années 2010 a
réellement besoin de cette option. Dans les années 1920 et 1930, quand
le prolétariat restait une force menaçante dans plusieurs pays (comme
cela est d’ailleurs apparu en 1934-1936 aux Etats-Unis, en France et
surtout en Espagne), dans un contexte où l’URSS, bien que stalinisée,
pouvait apparaître comme une alternative possible au capitalisme en
crise, la bourgeoisie européenne a dû en passer par la destruction du
mouvement ouvrier organisé et par le fascisme pour se maintenir au
pouvoir. Quand l’Allemagne comptait 2 millions de travailleurs
socialistes, 800 000 communistes, la classe dominante était confrontée à
une véritable force. Les sections d’Assaut de Hitler en sont venues à
bout, comme les chemises noires de Mussolini étaient venues à bout de la
contestation révolutionnaire en Italie une décennie plus tôt.
Aujourd’hui, la configuration est largement modifiée. Les résidus du
mouvement ouvrier organisé sont des appareils syndicaux totalement
bureaucratisés, parfaitement intégrés aux rouages du capitalisme : loin
de constituer un obstacle au renforcement de l’exploitation, ils en sont
un des instruments, associés par la cogestion à la mise en place des
réformes successives. On n’imagine pas ce qui pourrait pousser le Medef à
vouloir se débarrasser de « partenaires » aussi conciliants, qui
permettent d’étouffer toute contestation naissante tout en entérinant
l’essentiel des attaques contre les salariés. Cependant, même à relatif
court terme, on ne peut pas écarter l’hypothèse que la démagogie
nationaliste et xénophobe s’emballe et que le processus aille plus loin
que ce que souhaite le grand patronat.
À plus long terme, la situation peut également évoluer du fait du
décentrage de l’industrie capitaliste de l’Europe occidentale (et de
l’Amérique du Nord) vers l’Asie. Avec les délocalisations comme avec
l’automatisation de la production, une fraction du prolétariat européen
devient progressivement une sorte de plèbe improductive, tout juste
bonne à être employée dans des activités « tertiaires » au service des
couches supérieures. On le voit déjà avec le chômage de masse,
endémique, dont rien ne laisse entrevoir comment il pourrait diminuer.
Le capitalisme aura semble-t-il un problème grandissant de maintien de
l’ordre, pour contenir cette plèbe à l’écart des centres-villes
protégés, dans des zones de relégation, des banlieues périurbaines ou
rurales abandonnées.
L’Europe reste un haut lieu de la consommation de masse. Le capital
aura toujours besoin d’y écouler des marchandises auprès des couches
supérieures afin d’y réaliser une part de sa plus-value. Il faut pour
cela maintenir l’ordre et en limiter la contestation. La bourgeoisie
française aura-t-elle besoin de s’appuyer sur des bandes d’hommes armés,
sur des supplétifs de la police et de l’appareil de répression ? Le
cadre législatif actuel et les dispositifs sécuritaires offrent d’ores
et déjà d’énormes possibilités. Mais cela ne sera pas suffisant pour
mater « la plèbe » si la contestation grandit. C’est là où l’extrême
droite extraparlementaire peut s’avérer utile à la classe dominante : en
brouillant les cartes, en distillant le poison nationaliste, en
répandant la confusion et en jouant sur les peurs, en usant de violences
à l’encontre de ses opposants, elle peut occuper le terrain, celui de
la rue comme le terrain idéologique, et freiner le développement d’une
contestation globale et révolutionnaire du capitalisme. Voilà pourquoi
l’hypothèse fasciste ne peut pas être totalement écartée, voilà pourquoi
elle doit être combattue.
Lutter contre l’extrême droite aujourd’hui
Les premiers succès électoraux du Front national, dans des élections
partielles fin 1983, ont été un électrochoc et offert l’occasion
d’affrontements entre militants d’extrême gauche et militants du FN. En
1984, le FN est sorti pour de bon de la marginalité politique avec son
succès aux européennes, quelques mois seulement après la Marche pour
l’égalité et contre le racisme (dite « marche des beurs »). L’opposition
à la montée du Front national et au racisme s’est imposée comme une
évidence politique et morale pour toute une génération. La lutte contre
l’extrême droite est alors devenue un vecteur de politisation massive
dans un cadre globalement très consensuel – même si une minorité s’est
engagée dans des organisations radicales, à l’extrême gauche et chez les
anarchistes. Avec le lancement de SOS Racisme en 1984, le Parti
socialiste a réussi à encadrer cette lutte et, à partir de 1986, à
renouer avec une partie de la jeunesse de gauche malgré la trahison des
premières années Mitterrand.
Trente ans plus tard, les clivages politiques se sont déplacés.
L’extrême droite n’est plus la même, elle est protéiforme et ne se
réduit pas au seul Front national. Son idéologie s’est largement
répandue au point d’être reprise en partie par la droite dès la fin des
années 1980, et par la gauche au milieu des années 1990. Après
l’homophobie décomplexée exprimée autour de la Manif pour tous, après
l’assassinat de Clément Méric par des militants de 3e Voie, après les
mobilisations contre l’expulsion de lycéens sans-papiers fin 2013, la
lutte contre l’extrême droite et contre le racisme apparaît à nouveau
comme un vecteur de politisation massive de la jeunesse. Mais le
consensus anti-FN des années 1980 a disparu : personne ne peut envisager
sérieusement un front unique avec le parti de Valls pour s’opposer au
Front national.
Les bases de cette re-politisation sont d’emblée plus radicales.
Derrière le FN recentré il y a la nouvelle extrême droite
extra-institutionnelle et le danger fasciste qu’elle incarne, face
auxquels les partis en place sont impuissants. L’efficacité du bulletin
de vote apparaît pour ce qu’elle vaut, c’est-à-dire nulle. La lutte
contre le fascisme soulève d’emblée la question de ses causes et conduit
à la critique du capitalisme et de toutes les formes de domination. La
lutte antifasciste ne jouit pas d’un statut d’exception : à l’instar
d’autres luttes, sur le terrain social, celui de l’écologie et des ZAD
(Zones à défendre), celui de l’éducation ou celui de la culture, elle
est aujourd’hui bien plus qu’avant vécue comme le moment d’une lutte
globale contre l’ordre social établi. La politisation par la lutte
aujourd’hui, plus qu’il y a 30 ans, évite les voies sans issue du
réformisme, du consensus et de la social-démocratie : le système
capitaliste n’offre plus de marge de négociation et permet d’éviter le
détour par de nombreuses illusions.
À l’instar d’autres luttes, la lutte antifasciste doit s’imposer
comme une composante explicite de nos mobilisations. Aucun combat ne
peut être porteur d’émancipation s’il tolère le racisme,
l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie. Quand l’extrême droite
s’immisce dans nos combats collectifs, pour y développer ses thèses et
semer la confusion plus que pour tenter d’en prendre la direction, il
est crucial de la pourchasser et que sa présence soit comprise par le
plus grand nombre comme quelque chose d’intolérable. Il faut alerter,
construire inlassablement des cordons sanitaires contre tous les
penseurs d’extrême droite et leurs relais confusionnistes.
Ce sont la détresse sociale, les peurs, l’éclatement des repères et
la perte de confiance dans les luttes collectives qui nourrissent
l’extrême droite et ses figures de sauveurs suprêmes. Lutter contre
l’extrême droite suppose de lutter collectivement contre toutes les
formes de domination, d’exploitation et d’oppression, pour d’autres
rapports sociaux, pour un autre monde. La tâche de l’heure est celle
d’une re-politisation mutuelle et collective, qui oppose au
nationalisme, à la collaboration de classe et à la théorie du complot,
l’internationalisme en acte, la solidarité de classe et la critique
rationnelle des mécanismes de domination. Ensemble, il faut reconstruire
des évidences communes. (5 janvier 2015).
Léo Picard