mardi 29 juillet 2014

Lafarge...une firme aiu dessous de tous soupçons...

Lafarge, mur de l’atlantique et sequestre


Dans le supplément « éco & entreprise » du Monde le 25 février 2013, les journalistes du « quotidien de référence » présentèrent un jour l’entreprise ainsi : « Lafarge est une maison de chrétiens et d’ingénieurs. L’homme et le progrès sont deux valeurs revendiquées depuis des décennies par ses dirigeants. »
Comme le prétend le service de communication du groupe, Lafarge serait très attachés à défendre le devoir de mémoire. La réhabilitation « des Milles », camp Vichyssois de transit avant déportation pour plus de 10 000 personnes, réalisée dans le cadre d’un mécénat d’entreprise, en serait une preuve.
ET POURTANT …DE 1944 A 1947,
L’ENTREPRISE FUT BIEN MISE SOUS SEQUESTRE

Alors que le département de l’Ardèche se libère, les salariés de la Société des chaux et ciments Lafarge, réunis le 19 septembre 1944 en assemblée générale à l’initiative de l’UL CGT jusqu’alors clandestine, adoptent une résolution dans laquelle ils “approuvent à l’unanimité les propositions faites concernant la mise sous séquestre des usines Lafarge dont l’activité antipatriotique des administrateurs s’est pleinement manifestée au cours des 4 années d’occupation” et “réclament l’épuration du personnel des traîtres collaborateurs qui se sont mis au service de l’ennemi ; S’engagent à travailler avec une ardeur accrue à la reconstruction de la France et à fournir au maximum des possibilités le ciment et la chaux nécessaires pour que soient rétablies les maisons, réparés les ponts, les voies et toutes constructions indispensables à la reprise économique. […].”  et c’est sur : « Vive la gestion ouvrière, Vive le travail libéré, Vive la CGT. », que se conclue cette noble assemblée.
Dans ce qu’ils pensent être l’application du programme du CNR, adopté le 15 avril 1944, et préconisant une “véritable démocratie économique et sociale” par l’éviction des “grandes féodalités” de l’argent et le “retour à la nation des grands moyens de production”, les forces ouvrières issues de la Résistance veulent ici et maintenant renverser le mode de production. A ce moment et en région Rhône-Alpes, le séquestre Lafarge ne sera pas isolé. Celui de l’entreprise Berliet à Vénissieux sera le plus connu, si ce n’est le plus emblématique.
LAFARGE, UNE DEJA VIEILLE HISTOIRE
En effet les Pavin de Lafarge, sont propriétaires de fours à chaux en Vivarais depuis 1749. A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, leur société, qui s’est hissée au premier rang des cimentiers français, est encore une “affaire de famille”. Son président, Jean de Waubert, surnommé le “roi soleil”, est le gendre de Joseph Pavin de Lafarge, le plus gros portefeuille en actions du groupe.
Société anonyme depuis 1919, elle dispose de plusieurs usines, dont certaines en Algérie et au Maroc. En Angleterre, une filiale étend ses affaires dans l’empire britannique.
L’usine-mère, située entre Le Teil et Viviers, au lieu-dit La Farge, fait travailler, en 1939, 433 ouvriers. L’employeur loge sur place ses ouvriers, au pied des carrières. Le lieu sera nommé la cité blanche. L’église, la boucherie, le coiffeur, la boulangerie, le bistrot, tout est Lafarge. L’électricité, l’eau, les jardins ouvriers, les écoles le sont aussi. La discipline est aussi Lafarge, gare à l’ouvrier qui travaillait au jardin à l’heure de la messe. Amendes ou mises à pieds aux ouvriers qui se feraient prendre. Un ouvrier raconte : « En ce temps-là, il était interdit de travailler son jardin le dimanche aux heures des offices et il était très mal vu de ne pas assister à la messe dominicale.
Aussi quelquefois des gardes passaient dans l’île et rappelaient que
l’heure de l’office approchait et qu’il fallait cesser toute occupation. Le père de ce “Lafargeois”, casseur de pierres, quoique italien catholique, tenait à travailler afin d’obtenir une belle récolte. Aussi, lorsqu’il voyait le garde venir faire sa tournée, il allait vite se cacher dans la cabane de jardin et attendait qu’il ait tourné le dos pour reprendre
tranquillement son jardinage »
. Jusque dans les années 50, un divorce signifiait l’exclusion de la société Lafarge.
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Camille Etorre, en est le directeur de combat, mais les grèves de 1936 lui font concéder des augmentations de salaires et accepter l’implantation d’un puissant syndicat CGT. En 1937, Henry de Lafarge est quant-à-lui battu à l’élection du Conseil Général par un député socialiste.
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Grèvistes Lafarge 1936 (Source : mémoires d’Ardèche)
Mais en 1938, Lafarge brise une nouvelle grève. Les délégués syndicaux et douze “meneurs” sont licenciés sur le champ, suivis bientôt de deux cents salariés. Les quelques réembauchés seront mutés d’office dans les carrières à casser des pierres, et l’arbre de Noël supprimé pour les enfants d’ouvriers.
Seule la CFTC, fortement inféodée subsiste, et le PPF de Doriot prend pied dans l’usine. Le « Grand Jacques » lui-même est invité au Teil.
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PPF de Doriot à Paris (Source : Paris en Images)
Après la défaite de juin 1940, les patrons de Lafarge y replient le siège social, et acquis au pétainisme, entrent dans la voie de la collaboration économique.
En juin 1941, le conseil d’administration déclare : “Après les jours tragiques de 1940 qui virent la France terrassée et vaincue (...), la vie continue et notre devoir à tous est de travailler (...). Si nous savons nous grouper autour de notre chef (le maréchal Pétain) et nous consacrer à notre tâche, l’avenir nous appartient” .
Le ciment, produit stratégique pour la construction du mur de l’Atlantique, représente de très grosses commandes, mais l’évolution de la situation après le débarquement allié en Afrique du Nord (nov. 42), et surtout après Stalingrad (fév. 43), commande la prudence à la direction générale. L’intérêt du groupe invite à se ménager des relations dans les différents camps. Alors que les usines de la filiale anglaise sont placées sous séquestre par les autorités britanniques, et que celles situées en Afrique du Nord tombent sous la tutelle alliée, les usines françaises sont confiées à leurs directions locales. Il s’agit de continuer à faire des affaires en adoptant des stratégies diversifiées.
Tandis que la direction de l’unité de Couronne, près d’Angoulême, généralise la fraude sur la production destinée aux Allemands en complicité avec le syndicat CGT clandestin, au Teil, la direction locale souscrit aux Comités sociaux de Vichy, et encourage la propagande pro-allemande du PPF. Le commissaire de police du Teil signalera, en mai 1943, une réunion de recrutement de la LVF où “une dizaine de travailleurs nord-africains” de Lafarge, viennent de s’engager pour partir sur le front de l’Est.
LE SEQUESTRE ET LA “GESTION PATRIOTIQUE” DE LAFARGE
septembre 1944 - avril 1947

Le mot "sequestre" désigne à la fois une personne et une institution juridique. Le "sequestre" est la personne auquel un Tribunal confie le soin d’assurer la garde et l’administration d’un bien.
Au début du mois de septembre 1944, une enquête, soutenue par l’inspection du Travail et les autres courants de la Résistance ardéchois, est diligentée par la commission économique du Front National de Libération (proche du PCF). L’affaire est menée par Raphaël Evaldre, ingénieur des mines, ancien administrateur d’une société belge ayant refusé la collaboration, réfugié en Ardèche, résistant, membre du comité directeur du FN, de la direction fédérale du PCF. Accompagné de l’inspecteur du Travail, il se rend auprès de la direction de l’usine du Teil, qui l’éconduit. Mais, le 19 septembre, accompagné de Gaston Chizat représentant la CGT Drôme-Ardèche, il propose à l’assemblée des travailleurs présents la mise sous séquestre de l’usine. Dans la résolution adoptée à l’unanimité, les personnels font “le serment solennel de rester unis pour faire de l’usine une entreprise modèle où le travail sera à l’honneur, où chacun étant payé selon ses mérites, travaillera au maximum de ses moyens” . La direction de l’usine est alors chassée de l’entreprise.
Le 27 septembre, le préfet suspend par arrêté les onze principaux actionnaires de la société Lafarge et place sous séquestre leurs entreprises. Raphaël Evaldre, sur proposition de la CGT, est officiellement désigné comme administrateur-séquestre. Pendant trente mois, il en assumera la direction, s’appuyant sur plusieurs commissions élues par les salariés. L’école confessionnelle est remplacée par une école publique. Une colonie de vacances, une maison de jeunes sont créées. La cantine, le groupement d’achat, ainsi que celle de l’ensemble des œuvres sociales, échappant à la direction sont confiée aux commissions de salariés. Une convention collective, revalorisant de 20% les salaires, est signée.
La bataille pour la production est impulsée dès octobre 1944. 5 à 6 000 tonnes par mois sortent du site. En 1945, la production annuelle double et dépasse celle de 1938. Pour cela les effectifs de l’usine passeront de 453 ouvriers en 1944 à 680 en 1947. Le 15 septembre 1945, pour le premier anniversaire de la “gestion patriotique” de l’usine, une manifestation marquante et symbolique est organisée sur place. 84 000 tonnes de roches sont abattues par une mise à feu spectaculaire dans la carrière. Louis Saillant, président du CNR, Julien Racamond, secrétaire confédéral de la CGT, Lucien Labrousse, secrétaire de la fédération du bâtiment, Yves Farge, commissaire de la République, et le préfet Robert Pissère sont présents parmi les salariés.
QUAND L’AVENIR S’ESTOMPE
Des dix usines de la société Lafarge, l’usine du Teil est, à l’automne 1944, parmi les trois sites en état de fonctionner, l’une des plus productives. Cependant, elle est la seule à se retrouver sous séquestre, quand la direction générale, depuis Paris, tente de rassembler son patrimoine.
En effet, La "mise sous séquestre" n’est qu’une mesure conservatoire à caractère provisoire jusqu’à ce que soit rendue une décision de justice, jugeant (ou non) les faits de collaboration de la direction de l’entreprise. Arguant de ses usines en Afrique du Nord, placées dans le camp allié, et des conditions de la France occupée durant 4 ans, l’ancien directeur de l’usine du Teil, Camille Etorre, écrit au général De Gaulle : “... Faites, mon Général, lever ces séquestres iniques et paralysants” .
Pour Raphaël Evaldre, cette usine, pièce à charge dans le dossier de la nationalisation selon les critères du programme du CNR, est la plus symbolique du groupe. Dans ce but, il multiplie les démarches, mais sa rencontre, au ministère de la Production industrielle, avec le socialiste Robert Lacoste demeure sans effet. Si ce n’est d’inquiéter le ministre des remous sociaux susceptibles d’éclater dans l’entreprise. Il interrogera le préfet de l’Ardèche qui lui répond : “... Il est très probable que les 680 ouvriers travaillant pour cette firme se mettront en grève (...). Il faut donc s’attendre à des incidents certains si la levée du séquestre a lieu ; et les difficultés qui en résulteront seront d’autant plus difficiles à régler que la levée du séquestre ramènera à la tête des usines, et l’ancien personnel de direction (...)et les anciens membres du conseil d’administration qui représentent, aux yeux des ouvriers, une époque qu’ils estiment révolue” .
En novembre 1945, Raphaël Evaldre obtient un ordre de mission de Raymond Aubrac, commissaire de la République à Marseille, lui permettant d’effectuer une tournée auprès des trois usines Lafarge du sud de la France (Fos, Valdonne, Contes). Il rencontre les directions locales, les responsables syndicaux, les salariés, sans réussir à faire évoluer la situation.
Le 28 mars 1947, l’arrêt du Conseil d’Etat est rendu : les mesures administratives prises en 1944 sont annulées, le séquestre levé. Les dissensions qui éclatent alors parmi les salariés de Lafarge rendent difficile la mobilisation syndicale. Si lors de sa première visite à l’entreprise, le 4 avril, le représentant de la direction centrale est accueilli au son de la corne et par un débrayage de trois quarts d’heure, l’usine ne retourne pas moins dans le giron des actionnaires.
EN GUISE DE CONCLUSION
Dans les mines, la métallurgie ou le bâtiment, plusieurs dizaines de milliers de salariés, au moment de la Libération furent tentées par l’expérience révolutionnaire et quelques formes de gestion ouvrière. Ces expériences se déroulèrent principalement dans les centres industriels de l’ex-zone sud, et, au travers l’espoir qu’ils faisaient naître, participèrent beaucoup à la reprise industrielle du pays.
Si ces comités de gestion spontanément créées étaient le plus fréquemment impulsés par des syndicalistes de la CGT, le Bureau Confédéral et les fédérations d’industries ne firent rien pour étendre et généraliser le mouvement. Certes, on accompagna dans les ministères les délégations de comités en difficulté, mais on s’intéressa de manière très secondaire à leur sort, et aucun effort central ne fut tenté pour créer des liaisons entre les comités existants, aucune enquête confédérale n’eut lieu à leur propos. L’attitude pour le moins prudente de la CGT à leur égard se retrouve chez les dirigeants communistes. Plutôt qu’une conquête sociale qui résulterait de l’action directe, ces organisations cherchent à obtenir, en contrepartie de « la bataille de la production » un « droit de regard sur la gestion ». D’ailleurs dès novembre 1944, les ministres du travail et de la production industrielle présentaient un avant-projet d’ordonnance instituant des « comités d’entreprises » dans toutes celles de plus de 100 salariés. Si ce projet faisait partie d’un plan élaboré dès 1943 à Alger, il s’agissait pour le gouvernement provisoire de canaliser l’inévitable mouvement de formation spontanée de comités de gestion, en imposant à ceux-ci un cadre uniforme et légal pour leur ôter toute possibilité de généralisation.
En janvier 1945, il ne restait plus qu’une centaine de Comités de gestion. Encore trop, semble-t-il, et que certains mènent contre eux d’ultimes combats. En effet, la nationalisation, contenu dans le programme du CNR, mobilise encore quelques espoirs chez ceux qui perdurent. Jean Chaintron, tout à la fois préfet de limoge et membre du comité central déclare alors : « il ne s’agit nullement de généraliser et de se laisser aller, comme certains irresponsables le désireraient, vers des nationalisations inconsidérées qui aboutiraient souvent à la socialisation des déficits et aux désordres » .
L’organe patronal « les Echos » s’en réjouit et imprime alors : « remettre à plus tard l’application du socialisme, développer le secteur libre dans la liberté des prix, travailler dans l’union à outrance pour la guerre … nous n’avons jamais demandé autre chose, ni davantage … voici les communistes avec nous pour un plan unique de reconstruction que résument les 2 mots d’ordre : travailler et produire » .
Cette position du PCF déstabilisa une partie de sa base. Les divergences furent telles que le commissaire de la République à Rouen parla des « anarchistes du PC » et que celui de Rennes cru pouvoir annoncer un « mouvement de scission ». Ces clivages débutèrent le mouvement retrait de nombreux résistants qui prirent alors leurs distances.
Pour ce qui concerne la portée « autogestionnaire » de l’expérience menée à cette époque chez Lafarge, et sans réduire ou dénigrer les hommes qui y crurent et la portèrent, il s’agit toutefois de rester prudent. Le séquestre, conformément à la législation traditionnelle, définie par le code civil, n’avait dans le principe que peu de chose à voir avec l’autogestion. L’administrateur-séquestre, en effet, conservait tous les pouvoirs attachés à la personne du propriétaire, le Comité de Gestion n’ayant qu’un rôle consultatif.
L’expérience Berliet de Venissieux, dont il reste de nombreux documents, en a relaté toutes les limites. C’est aussi sans doute ce qui peut expliquer l’attitude contradictoire de nombreux ouvriers de Lafarge quand l’expérience pris fin.
Redécouvrir notre histoire sociale et syndicale, ne doit pas nous éviter d’analyser les conditions de ses réussites et les conséquences de ses échecs.
Ce texte est une lecture et une compilation commentée et critique de différentes sources listées ci-dessous. lundi 19 mai 2014

Références
  • Lacroix-Riz, Industriels et banquiers sous l’occupation, Ed. Armand Colin, 1999.
  • La Résistance en Ardèche, CD-rom AERI, 2004 (coord. R. Galataud)
  • P. Bonnaud,“Collaboration économique, Résistance, programme du CNR, le cas Lafarge en Ardèche”, Cahier d’Histoire sociale69 (IHS CGT Rhône-Alpes) septembre 2004.
  • Gilbert Serret, Chaux et ciments de Lafarge, monographie sociale”, L’Emancipation, février 1938
  • Les grèves de 1936 et 1938 chez Pavin de Lafarge, monographie de Gilbert Serret présentée par Michel Appourchaux, Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présentn ̊63, août 1999
  • R. Pierre, La Drôme et l’Ardèche entre deux guerres 1920-1939, Valence, Ed. Notre Temps, 1973 –
  • Roger Pierre, René Montérémal, Alain Hullot, Autour de 36, Cruas, Le Teil dans les luttes, Ed. CAC Cruas, 1986
  • Front populaire et grèves de 1936, Actes du colloque de Cruas, Institut d’Histoire CGT de l’Ardèche, Privas, 2007
  • L. Dubois, Lafarge Coppée, 150 ans d’industrie, Ed. Belfond, 1988
  • L. Dubois, “Les Lafarge” inJ.-D. Durand (dir.), Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes, Actes du colloque de Lyon des 18-19 janvier 1991, Ed. Ouvrières
  • Les Enfants de la cité Blanche, France Bonnet et Kamel Chérif, France, 2009, Métis Productions.
  • Crédits photographiques : Le Teil en images
Pierre Bonnaud a monté une exposition au Musée de la Résistance et de la déportation du Teil :« Lafarge, une histoire ouvrière. 1830-1947 ».

lundi 7 juillet 2014

Revenue de l'Enfer communiste...



Le Chapiteau Vert de Ludmila Oulitskaïa
Le dernier roman de Ludmila Oulitskaïa revient sur l’histoire des dissidents en URSS.  L’histoire commence dans les années 50 et suit la vie de 3 garçons qui deviennent dissidents chacun pour ses propres raisons.
Comment devient-on dissident en Union Soviétique? Qu’est-ce qui distingue le héros du traître? Ce livre très dense, issu de longues réflexions de l’auteur, retrace la vie des gens dans l’Union soviétique à partir des années 50 et raconte aussi les relations complexes, parfois ambigües, des gens ordinaires avec les représentants du KGB, incarnant le mal mais parfois séducteurs et talentueux. Une condamnation sans appel du totalitarisme.
L’intrigue est captivante, la langue fascinante (en russe du moins, nous n’avons pas lu la traduction française que nous espérons à la hauteur). Olga vous recommande vivement cet ouvrage à la fois historique et psychologique.
Le Chapiteau Vert
Ludmila Oulitskaïa
Gallimard
512 pages, 24,90€
Retour à la case enfer pour la littérature russe
Tiraillée entre une tradition légendaire et un présent sans perspectives, la littérature russe implose. Pour mieux renaître ?
La littérature russe est en pleine crise. Hier, elle chatoyait comme un gigantesque samovar où des géants attisaient les charbons ardents d'une prose chevillée à l'absolu. Aujourd'hui, elle doit affronter les démons d'une société phagocytée par un pouvoir cynique, et le désarroi est tout simplement vertigineux car les écrivains ont le sentiment d'être les otages du pathétique sabordage spirituel dont leur patrie est le théâtre. 
Pour eux, tout a changé depuis que le golem soviétique s'est effondré. Les institutions culturelles du passé ont disparu. La littérature n'a plus de comptes à rendre à l'Histoire. L'époque de la clandestinité et de la dissidence - qui stimula tant de voix magistrales - est révolue. Les figures radieuses qui servaient de sémaphores dans la tempête - celles d'Axionov, de Zinoviev ou de Soljenitsyne - ont tiré leur révérence. La Toile a remplacé le samizdat. Les éditeurs privés essaiment de toutes parts, dans une pagaille incroyable. Les grandes revues qui fédéraient les énergies créatrices - la prestigieuse Novy Mir, par exemple - ont perdu leur aura. Les vents de l'occident ont balayé les vieilles habitudes, en déposant sur la terre russe les germes d'inspirations nouvelles. Face à tous ces chamboulements, les écrivains sont désormais obligés d'improviser, de louvoyer à l'aveuglette et de réinventer les règles du jeu littéraire. Si leur liberté est maintenant totale, ils ne peuvent pas vivre de leur plume, pour la plupart : chez eux, l'aide à la création n'existe pas et les livres, trop chers, se vendent mal - les plus gros tirages atteignent péniblement les 50 000 exemplaires dans un pays qui compte 140 millions d'habitants. 
Les écrivains cherchent l'inspiration dans les rebuts de la société
Résultat, la littérature russe est la proie d'une réalité économique chaotique et, en même temps, elle semble condamnée à régresser vers une sorte de degré zéro, afin de se reconstruire. Une reconstruction d'autant plus douloureuse qu'elle se fait sur les ruines d'une nation tour à tour vampirisée par l'hydre bolchevique et par les nouveaux satrapes du Kremlin. Tous les écrivains contemporains, en un choeur tragique, témoignent de ce malaise en stigmatisant "une Russie dégringolée dans la misère et le brigandage", comme disait Soljenitsyne dans ses Esquisses d'exil. Oui, un choeur tragique : longtemps contrainte à voir rouge, la littérature doit maintenant broyer du noir. Sinistrose à tous les étages, comme l'annonce un jeune auteur à la plume incendiaire - Alexandre Ikonnikov - dans un recueil au titre emblématique, Dernières nouvelles du bourbier, où il dissèque les maux d'un pays sans projets, sans lendemains, qui fut le dépotoir de la terreur avant de devenir une nécropole remplie d'âmes mortes. 

Telle est la nouvelle donne : un retour à la case enfer... Jadis jetés dans les poubelles de l'Histoire s'ils n'obtempéraient pas, les écrivains cherchent aujourd'hui leur inspiration dans les rebuts de la société. Vladimir Makanine recrute ses gueules cassées et ses coeurs fêlés dans les asiles psychiatriques - "nous avons des neuroleptiques mais plus de prophètes", ironise-t-il. Arkadi Babtchenko et Andreï Guelassimov donnent la parole aux éclopés céliniens qui furent sacrifiés dans la boucherie tchétchène. Iouri Bouïda met en scène la pègre des bas-fonds. Natalia Klioutchareva rameute la foule des marginaux errant entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Anatoli Koroliov se glisse dans les toiles de Jérôme Bosch pour dresser "un panorama du malheur humain". Zakhar Prilepine se tourne vers les gamins déshérités des banlieues. Irina Denejkina peint une jeunesse défoncée à la drogue et à la pornographie la plus trash. Leur point commun ? Entonner le requiem d'une génération perdue en s'agrippant rageusement à la même écriture hyperréaliste, froide et crue, sans trouver le moindre fétu d'utopie dans la débâcle. 
Mafieux et dealers, soudards et soûlards, enfants du chaos, tels sont les personnages favoris de la littérature russe, sorte de bateau ivre dérivant sur un océan de vodka frelatée. Elle coule à flots - de La Soif, d'Andreï Guelassimov au Troisième souffle de Valéri Popov - en emportant dans son déluge les idéaux d'une humanité humiliée qui sera brutalement passée de "l'archipel du goulag" à "l'archipel du goulot", avant de se réveiller avec une terrible gueule de bois. 
Face à ce fiasco, certains se réfugient douillettement dans la nostalgie tsariste - c'est le cas de Boris Akounine, grand maître du polar - et d'autres choisissent le camp du sarcasme, de la dérision, du grotesque à la Gogol. Parmi eux, les deux auteurs les plus sulfureux et les plus commentés de la scène littéraire, Vladimir Sorokine et Viktor Pelevine. Le premier a déchaîné les milices poutiniennes, en 2002, après avoir publié Le Lard bleu, un roman-dynamite où l'on voit Staline forniquer avec Khrouchtchev et où l'obscénité la plus déjantée sert de miroir à l'anarchie ambiante. "L'ours russe se prépare à un hiver métaphysique", prophétise Sorokine. Et il ajoute : "Si la Russie était coupée du monde, ce dont on rêve au Kremlin, elle plongerait immédiatement dans le XVIe siècle d'Ivan le Terrible." 
Une odyssée collective vers les ténèbres
Son complice Pelevine navigue sur les mêmes eaux boueuses depuis qu'il a dégainé, il y a une dizaine d'années, sa Mitrailleuse d'argile, une fable ubuesque qui mêle surréalisme et parodie, satire politique et delirium psychédélique. Il a signé avec ce roman culte un magistral éloge de la folie, seule chance de survie dans une nation qui a troqué la barbarie stalinienne contre le capitalisme le plus sauvagement immoral. Un monde que le trublion des lettres russes définit avec un mot-valise : "bandier", contraction de "bandit" et de "banquier". 
Honnis par le pouvoir, Sorokine et Pelevine reprennent donc les chemins de la dissidence dans une jungle où on les accueille à coups d'autodafés. Leurs pairs livrent le même combat - perdu d'avance ? - en souscrivant à ces mots d'Edouard Limonov, l'enfant terrible de l'ère Eltsine : "Notre société ne peut rien proposer à notre jeunesse, excepté les sinistres professions de flic et de soldat, l'ivrognerie débridée ou la vie lugubre des prisons." Et Zakhar Prilepine lui répond : "En Russie, il reste peu de choses en lesquelles nous pouvons croire. Ce pays se nourrit des âmes de ses fils, et c'est cela qui le fait vivre. Ce ne sont pas les saints, ce sont les maudits qui le font vivre." 
Triste bilan. Sombre perspective. Dans cette odyssée collective vers les ténèbres, on aurait bien de la peine à trouver des plumes qui s'aventurent encore sur la voie du rêve et du merveilleux - à part celle de la lumineuse Ludmila Oulitskaïa - afin d'aller réchauffer la vieille âme russe dans la datcha où elle s'est exilée, oubliée de tous. Cette âme-là, depuis Dostoïevski, a toujours aimé la souffrance et c'est pour cela qu'elle est attachante : mais le froid, aujourd'hui, est si glacial, si redoutable qu'il risque bien de la fendre à tout jamais. 
André Clavel
Le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2011 a été décerné à la grande romancière russe Ludmila Oulitskaïa, dont l'oeuvre témoigne "d'un sens aigu de la justice et de la démocratie", ont annoncé jeudi les organisateurs. Prix Médicis étranger en 1996 pour Sonietchka, elle est notamment l'auteur de Sincèrement vôtre et de Joyeuses funérailles.  
Née en 1943 en Azerbaïdjan où ses parents avaient été évacués pendant la guerre, Ludmila Oulitskaïa a grandi à Moscou et fait des études de biologie et de génétique à l'université. Elle perdra sa chaire de génétique en raison de sa proximité avec les dissidents.  
En récompensant cette année une femme de lettres, après avoir couronné des militantes, par exemple chinoises, le jury, composé de personnalités comme Elisabeth Badinter, Chahla Chafiq, Annie Ernaux ou Sihem Habchi, a voulu "mettre l'accent sur la créativité des femmes, dans laquelle se manifeste et s'affirme leur émancipation", a souligné la présidente du jury, Julia Kristeva, lors d'un point presse.  
Doté de 30.000 euros, le prix, créé en 2008 à l'occasion du 100e anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir, sera remis le 10 janvier au Café Les Deux-Magots à Paris, en présence de la lauréate de 67 ans.
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mardi 1 juillet 2014

Seule la lutte...

France - La lutte des intermittents est une lutte d’intérêt général


Pour Sandro Poli, Hadrien Toucel et Michel Lamboley, membres de la commission économie du Parti de Gauche, la question financière qui justifierait une réforme du statut des intermittents est « inventée de toute pièce ». « Cette lutte devrait plutôt nous inciter à innover » pour « dessiner un avenir collectif » et mieux accompagner l’irrégularité du travail, si elle est choisie dans le cadre de certaines professions. En 2006, déjà, un homme avait très bien compris l’esprit des récentes réformes successives du statut des intermittents. Denis Gautier-Sauvagnac, alors négociateur du Medef, avait doctement expliqué que « la question n’est pas le déficit, mais le nombre d’intermittents ». Ce qui est en jeu, effectivement, n’est pas une question financière inventée de toute pièce, mais l’idée d’une culture libre et d’un statut émancipateur, protégés tant bien que mal depuis 1936 et l’extension successive de ce statut.
Démontons pour commencer quelques mensonges récurrents. Les intermittents ne « coûtent » pas cher à la Sécurité sociale : ils représentent 3,5% des allocataires, mais 3,4% des bénéficiaires de prestation ! Le reste n’est que tambouille comptable. Le rapport d’information des députés Jean-Patrick Gille (PS) et Christian Kert (UMP) établit à 320 millions d’euros les dépenses annuelles (contre 800 millions d’euros en cas de basculement dans le régime général…) du régime des intermittents.
Or l’argument du coût n’a de sens que comparé aux bénéfices. D’une part, la culture génère en France plus de 58 milliards d’euros directs de valeur ajoutée chaque année : 180 fois le « coût » présumé du régime. D’autre part, ce régime sécurise le travail de 100 000 personnes, pour 3 200 euros par salarié en moyenne. Comparé au CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) qui subventionnera les grandes entreprises pour un coût estimé entre 65 000 et 133 000 euros par emploi créé, le régime d’intermittence est davantage créateur d’emploi. Le principal syndicat patronal du secteur, le Syndeac, ne soutient d’ailleurs pas la réforme. Il s’agit bien d’une absurdité pilotée par des grands employeurs ignorants des réalités du secteur, lesquels se désintéressent de l’avenir économique du pays.
Les intermittents du spectacle font pourtant face à de réels problèmes. Ainsi, l’absence quasi systématique de paiements facturés lors des répétitions ou des préparations des spectacles implique l’absence de cotisations sociales salariale et patronale. Or la transformation d’un régime encore basé sur les fonctions vers un régime de plus en plus basé sur les salaires implique un accroissement de la pression exercée sur leur revenu, sans forcément permettre une prise en compte du temps non payé par les employeurs. Comment faire un spectacle sans répétition ? C’est cette question essentielle qui n’est pas abordée par ce projet régressif socialement. Cet aspect du problème explique en grande partie les déficits structurels du régime des intermittents puisque les employeurs, qui gèrent le système rappelons le, utilisent l’indemnisation comme un mode permanent de rémunération au travers des « permittents », ce qui explique les 15% de fraude évoqués par la cour des comptes. Ce ne sont donc pas les indemnités des intermittents qui expliquent le déficit mais son utilisation par les employeurs qui baissent les salaires en s’appuyant sur les allocations.
Leur régime d’assurance retraite et maladie entre pourtant dans le régime général. Cette absence de paiement grève donc particulièrement le salaire socialisé des intermittents, interdisant par là même une construction de droits à la maladie et à la retraite pour ces personnels. Rappelons que le déficit de la Sécurité sociale (13 milliards) provient d’abord des exonérations patronales non compensées, du chômage et du travail au noir ! Bref, de l’action diverse et variée du gouvernement et du Medef !
Enfin cette augmentation des cotisations viendra grever le salaire net des intermittents sans accroître pour autant leurs heures officiellement payées. Ces millions sont autant de pouvoir d’achat en moins pour les professionnels impactés par les politiques d’austérité et les restrictions successives des budgets attribués à la culture. Rappelons que sans intermittents, il n’existe pas de spectacle ni de festival alors qu’il s’agit d’un élément essentiel du tourisme et de l’attractivité de notre économie.
Plus grave, les liquidateurs successifs ont presque réussi à faire du système mutualisé de l’intermittence un système capitalisé, où les salariés sont indemnisés non plus selon leur statut, mais selon leur revenu, avec de fortes inégalités. La réforme frappe les intermittents les plus précaires, afin d’assurer les revenus exorbitants d’une frange rapace. Réduire les disparités de revenus au sein du secteur est pourtant possible. L’essentiel consisterait à réduire l’écart entre le plancher et le plafond par un nouveau calcul de l’allocation, comme le proposent les acteurs du mouvement. Le gouvernement actuel entend bien établir un plafond au cumul entre salaire et allocations… mais à 4 380 euros brut par mois, ce qui ne touchera presque personne !
Mais si le problème pour les « réformateurs » néolibéraux est le retour régulier des intermittents vers l’Unedic, une solution simple existe : mettre fin à l’instabilité de l’emploi en proposant davantage de contrats longs et typiques dans des institutions culturelles publiques ! En réalité, cette protection exceptionnelle d’un statut de travailleur intermittent, loin d’être une charge sociale, dessine au contraire un avenir collectif dans lequel l’irrégularité du travail, si elle est choisie dans le cadre de certaines professions, pourrait être accompagnée, et prise en charge par une Sécurité sociale professionnelle universelle. Et ce, afin d’octroyer le droit à des individus de travailler tout en demeurant assurés, de manière mutualiste, de la continuité de leurs revenus. Cette lutte devrait donc plutôt nous inciter à rêver et à innover. C’est une lutte d’intérêt général.
Sandro Poli, doctorant en économie, 
Hadrien Toucel, doctorant en sociologie, 
et Michel Lamboley, syndicaliste, tous membres de la commission économie du Parti de Gauche (PG)