vendredi 28 novembre 2014

Quant le PCF trahissait la résistance..

Le PCF a trahi le groupe Manouchian et la résistance.

Suite à l’excellent film « L’armée du crime » réalisé par Robert Guédiguian diffusé sur France 3 le 5/4/12 à 20h40
A Paris, pendant l’Occupation, Missak Manouchian, ouvrier, poète et intellectuel d’origine arménienne, prend la tête d’un groupe de résistants, les FTP-MOI, essentiellement composé d’italiens, d’espagnols et de nombreux Juifs d’origine polonaise, hongroise et roumaine.

Après la fameuse rafle du Vel d’Hiv’, ils s’engagent dans l’action anti nazie. Manouchian, d’abord réticent à tuer, transgresse son éthique au vu des circonstances.
Sous son impulsion, le groupe se structure et commet près d’une centaine d’actes de résistance au cours de l’année 1943.
Les résistants sont alors traqués par les nazis et par la police française. Filatures, dénonciations, chantages, tortures : toutes les méthodes sont utilisées pour mettre fin à l’activité des membres du réseau Manouchian...
" Filé " à partir de son domicile parisien, Missak Manouchian devait rencontrer, sur les berges de la Seine, Joseph Epstein, responsable des Francs-Tireurs Français pour l’Ile-de-France.
Ils seront capturés sur la rive gauche après avoir tenté d’échapper aux policiers en civil lancés à leurs trousses. Ainsi a pris fin l’une des plus grandes opérations de police contre la résistance, notamment la formation militaire des volontaires immigrés d’origines juive, italienne, espagnole, arménienne... dont les faits d’armes, dans la capitale même, furent autant de coups portés au prestige de l’occupant.
Ce qui leur valut la colère de Berlin qui exigeait de mettre rapidement les "terroristes juifs et étrangers hors d’état de nuire".
Selon Adam Rayski qui était responsable national de la section juive du PCF de 1941 à 1949, le PCF est responsable de la chute du groupe Manouchian . En mai 1943, devant le bilan des pertes des organisations juives, j’ai demandé le repli. le transfert de notre direction dans la zone Sud. Le Parti communiste a refusé, qualifiant cette attitude de « capitularde ».
Le PC voulait continuer à frapper dans la capitale, avec ce qui restait son unique bras séculier : les FTP-MOI. Stratégiquement, la direction, pour affirmer sa suprématie vis-à-vis de Londres et du Conseil national de la Résistance, désirait capitaliser les actions d’éclat de la MOI.
La direction nationale juive est partie in extremis pour Lyon, mais les FTP ont continué à lutter sur place avec acharnement.
Le Parti a sous-estimé l’impératif de la guérilla urbaine – savoir décrocher – et a tiré un rendement politique maximum des coups d’éclat de la MOI.
A terme, c’était donc bien une grave erreur politique. La part de responsabilité du PC dans les arrestations de résistants - dont les 23 de l’Affiche rouge - est indiscutable.
En 1985, L’histoire de ces combattants est revenue sur le devant de la scène après le bouleversant documentaire de Stephane Courtois et Mosco Boucault, « Des terroristes à la retraite « est diffusé malgré les tentatives de censure du PCF.
On y voyait les derniers survivants du groupe racontant, avec encore un très fort accent yiddish, leur combat.
Et quarante ans plus tard certains n’avaient toujours pas obtenu la naturalisation. Ce documentaire accuse la direction de l’époque du Parti communiste français (PCF) d’avoir lâché voire vendu le groupe Manouchian. Il y a les mots accusateurs de la dernière lettre de Missak Manouchian : « Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou ont voulu méfaire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. »
Celui qui a trahi, c’est Joseph Davidowicz, le commissaire politique du groupe qui, après son arrestation, a craqué sous la torture et a commencé à travailler pour la Gestapo…
Mais qui sont les autres ? Ces accusations étaient relayées par Mélinée, la veuve de Missak, d’où l’émoi du PCF.
Le grand historien du communisme français, Philippe Robrieux, évoqua une trahison au plus haut niveau mettant en cause Jean Jérôme - à l’état civil Michel Feintuch - grand argentier du Parti communiste et homme du Komintern qui fut arrêté en avril 1943 et emprisonné à Fresnes jusqu’à la libération.
Il y a eu trahison du Parti communiste et la volonté d’éliminer sciemment ces combattants étrangers pour franciser la résistance. un choix lâche de sacrifier ces héros de la résistance.
Le PCF avait besoin de maintenir ces combattants sur le terrain pour montrer à une résistance gaulliste en exil qui attendait le D-Day que les communistes, eux, se battaient les armes à la main.
Liste des membres des 23 membres du groupe Manouchian exécutés le 21 février 1944 par les Nazis

• Celestino Alfonso (Espagnol) • Joseph Boczov (Boczor József ; Wolff Ferenc) (Hongrois juif) • Georges Cloarec (Breton) • Roger Rouxel (Français) • Robert Witchitz (Français juif) • Rino Della Negra (Italien) • Spartaco Fontano (Italien) • Césare Luccarini (Italien) • Antoine Salvadori (Italien) • Amédéo Usséglio (Italien) • Thomas Elek (Elek Tamás) (Hongrois juif) • Emeric Glasz (Békés (Glass) Imre) (Hongrois juif) • Maurice Fingercwajg (Polonais juif) • Jonas Geduldig (Polonais juif) • Léon Goldberg (Polonais juif) • Szlama Grzywacz (Polonais juif) • Stanislas Kubacki (Polonais) • Marcel Rayman (Polonais juif) • Willy Szapiro (Polonais juif) • Wolf Wajsbrot (Polonais juif) • Arpen Lavitian (Arménien) • Missak Manouchian (Arménien) • Olga Bancic (Roumaine juive)
• Les 22 premiers cités sont fusillés au fort du Mont-Valérien le 21 février 1944. • La dernière citée, Olga Bancic, est décapitée à Stuttgart le 10 mai 1944.
Les combattants des MOI (main d’œuvre immigrée) sont morts, mais en marchant !
Honneur à eux
Jean Vercors

samedi 15 novembre 2014

La consommation est totalitaire...

Les Zindigné(e)s n°19

Le thème (la thématique, mieux encore : la problématique, comme on dit désormais à tire-larigot) de ce numéro est l’écologisme des pauvres.
Dans son éditorial, Paul Ariès se demande à quoi rêvent les milieux populaires. Il faut s’en prendre, dit-il, à une des expressions majeures du racisme social qui voudrait qu’il n’y ait rien à attendre des gens ordinaires. Les milieux populaires sont regardés de haut par la « bonne société », mais aussi par des écolos bobos, éternels donneurs de leçons.
Les Zindigné(e)s ont longuement rencontré Joan Martinez-Alier, professeur d’économie et d’histoire sociale à l’université de Barcelone, auteur de [L’écologisme des pauvres, une étude des conflits environnementaux dans le monde (livre paru en 2002). Martinez-Alier souligne que « dans beaucoup de conflits environnementaux, écologiques, contre l’extraction minière en plein air, contre la construction de barrages hydroliques, contre la déforestation ou contre la plantation de monocultures d’arbres comme les eucalyptus pour l’exportation de cellulose, les paysans pauvres et les indigènes se placent du côté de la défense de la nature. »

Les Zindigné(e)s s’est intéressée au mouvement social et à la nouvelle constitution en Bolivie. Un des objectifs de ces luttes est de « faire connaître d’autres défaites à l’imaginaire néolibéral. »
Mondialité du bien commun contre mondialisation du capital. Débat lancé en France par Bernard Cassen en 1996, rappelle la revue. Selon Roger Martelli, « La mondialisation est un phénomène à double face : une interconnexion croissante des activités à l’échelle planétaire, qui dessine une communauté mondiale de destin ; une manière particulière de bâtir et de “ réguler ” cette interconnexion, sous les auspices conjugués de la “ concurrence libre et non faussée ”. »
Dans “ Fonds vautours, version extrême du capitalisme financier ”, Éric Toussaint explique que « Les fonds vautours sont l’avant-garde, suivie des bataillons, qui ont pour nom Goldman Sachs, JP Morgan, Citibank, Santander, etc. Je considère qu’il y a aussi, derrière tout cela, l’intention sournoise des États-Unis d’intervenir dans la région. La dette externe est un puissant instrument de subordination de l’Amérique latine, un instrument qui vise à obliger la région à se réengager dans des politiques néolibérales. C’est ce qui se passe actuellement en Europe, laboratoire de la nouvelle offensive des politiques néolibérales. » Pour Toussaint, la lutte contre ces fonds sera longue : « Renoncer à sa souveraineté en tant que pays débiteur est un problème fondamental. Dès lors, selon moi, les Doctrines Drago et Calvo, qui posent que la justice locale est compétente en cas de conflit avec des investisseurs étrangers, doivent être réintroduites. En outre, le décret de 2007 du président Rafael Correa est un exemple à suivre. Enfin, je considère que les actes souverains unilatéraux basés sur le droit international sont seuls à même de permettre aux pays d’obtenir le respect des intérêts de leur population. »
La mort est-elle réactionnaire, demande Jean-Paul Damaggio : « Est-ce seulement par anti-franquisme viscéral que Manuel Vazquez Montalban a répété cette phrase : la mort est réactionnaire ? Mais pourquoi certains se sont-ils mis à crier en 1936 : Viva la muerte ? Pour ces derniers, extirper le communisme (qui en 1936 était très faible en Espagne) méritait tous les sacrifices. Or les adeptes du sacrifice dépassent le cadre circonstanciel de la guerre d’Espagne prouvant par la même que la réaction de Manuel est beaucoup plus globale. […]C’est parce que la mort est réactionnaire qu’il faut dénoncer le productivisme qui n’est qu’une vie frelatée avec par avance une date périmée de consommation ! Les associations de consommateurs, à qui se je rends hommage, sont une bonne chose pour diminuer les dégâts du système mais il reste à le changer ! »
Le même Damaggio (“ La mort est un marché ”) nous rappelle que tous les cimetières, et incinérateurs, du monde n’ont pas le même aspect.
Dans “ Chiens du monde et chiens immondes ”, Christophe Blanchard explique que Médor devient le révélateur du bon goût social car il est devenu un produit de consommation à part entière.
À l’occasion de la parution du livre de Julian Mischi Le communisme désarmé, Les Zindigné(e)s pose le problème de la perte des milieux populaires par ce parti. La réflexion sur les rapports de classe est de plus en plus délaissée. Les nouveaux visages des classes populaires sont de moins en moins pris en compte.
Dans “ La normalisation touristique du temps libre ”, Rodolphe Christin se demande pourquoi le tourisme est-il un objet consensuel si peu attaqué alors qu’il est loe prur produit du capitalisme triomphant.
Michel Lepesant réfléchit à la “ démocratie des minoritaires ” : « Faut-il vraiment se féliciter de l’échec électoral du Front de gauche ? Faut-il vraiment se réjouir du récent ralliement « théorique » d’Attac à l’objection de croissance ? Faut-il vraiment croire que Dominique Méda ait abandonné toute mystique de la croissance ? Faut-il voir dans toutes ces déclarations la promesse de lendemains politiques qui chanteront dans une convergence où l’on retrouverait pêle-mêle des écosocialistes, des antiproductivistes, des objecteurs de croissance ? »
Florent Bussy (“ La consommation est-elle totalitaire ? ”) s’interroge sur le sens que la consommation prétend donner à la vie humaine et sur la manière dont elle s’impose et s’institue comme fin ultime des individus.
Pour Laurent Paillard, les professions dites libérales sont bien mal nommées. Pourquoi les notaires (revenu mensuel moyen 17 000 euros) battent-ils aujourd’hui le pavé ?
Frédéric Héran, sur les traces d’Ivan Illich, fait la différence entre la vitesse généralisée et la vitesse globale. Va-t-on plus vite en ville à vélo qu’en voiture ?
Pour Yann Fiévet, Les gourous veillent au gain : Le néolibéralisme économique démontre partout où les hommes lui donne libre cours son incapacité à résoudre les crises les plus graves. A cela rien de vraiment étonnant : en libérant de leurs carcans supposés « les forces de l’économie » l’on ne fait le plus souvent que nourrir la tendance naturelle du capitalisme à produire les inégalité auxquelles s’alimente l’accumulation du capital indispensable à la survie du système. Pourtant, vaille que vaille, le « prix Nobel d’économie » récompense presque tous les ans un théoricien de l’orthodoxie néoclassique, adepte forcenée de la croyance en le Marché libérateur. La cuvée 2014 ne fait pas exception à la règle d’or : c’est le français Jean Tirole qui reçoit l’onction suprême cette année. Comment ne pas y voir un gourou de plus ?
Bernard GENSANE


dimanche 2 novembre 2014

Mai 68 , une des nombreuses trahisons du PCF et ses affidés.



Mai 68 : quelques repères historiques
Rapide cadre historique du "Mai français"



Le texte qui suit ne constitue pas une énième analyse de Mai 68 et de ses conséquences. Il n’est pas non plus le fait d’un historien. Son seul mérite serait de mettre (ou remettre) en mémoire la trame, non exhaustive évidemment, des "événements", assortie des traits qui nous ont paru importants. Nous avons dû faire des choix…
Pour écrire ces lignes, nous avons largement fait appel à un certains nombres d’ouvrages (cf. "Bibliographie" en fin de texte) déjà "anciens". Notre parti pris fut de valoriser le courage des révolutionnaires authentiques, de souligner les attitudes autoritaires et de ne pas minimiser les saloperies du gouvernement gaulliste et des complices de tous bords du pouvoir étatique.



Rapide cadre historique du "Mai français"

* Bref tour d’horizon économique
La période précédant Mai 68 est marquée par une très forte croissance économique de la France. L’idéologie économique domine, le maître mot est l’expansion. Une restructuration capitaliste sans précédent, assortie de subventions étatiques, voit naître des fusions et la formation de consortiums industriels, avec à la clé un renforcement du contrôle des grandes banques.
Des suppressions de postes ont lieu mais surtout une "rationalisation" du travail (taylorisation : travail parcellaire à la chaîne) instaurant des "cadences infernales" sous la férule menaçante de l’encadrement (maîtrise, "petits chefs"…).

Parallèlement, l’état gaulliste tout en accumulant des réserves d’or considérables profitant des accords de Bretton Woods (1944) qui assurent la conversion du dollar en or, promeut une lourde technobureaucratie qui planifie cette croissance.

Les villes prennent de l’ampleur en une décennie avec la construction de quartiers périphériques constituant des cités dortoirs de grands ensembles (ZUP avec HLM) qui côtoient des zones industrielles.
L’ennui au sein du béton rapidement va poindre… et le supermarché tout neuf qui a remplacé la petite épicerie et autres commerces de quartier ne le comblera pas longtemps ; pas plus que la télévision qui équipe de plus en plus de foyers.

Une crise économique en 1967-68, liée aux reconversions économiques, va avoir pour conséquence un début de chômage non négligeable, d’autant que nombre de petits agriculteurs, mais aussi de pêcheurs ou d’artisans, désormais non rentables sur le nouveau terrain économique, vont grossir régulièrement cette "armée industrielle de réserve", au grand plaisir des patrons qui en profitent pour limiter la moindre revendication de ceux qui ont du boulot – "classique" chantage - (en moins d’un an le nombre des chômeurs est passé de 270 000 à 470 000 en Mai 68).

Ainsi, même si la consommation de masse est encouragée (en terme de loisirs, appareils ménagers, automobiles…) toute une partie de la population française vit dans des conditions très difficiles et souvent extrêmement précaires. C’est le cas des jeunes issus du milieu rural que le manque d’avenir a poussé vers les villes et les centres industriels. Ils vont constituer un prolétariat "sous-qualifié", particulièrement exploité, logeant dans des endroits sordides ou dans des foyers où ils n’ont aucun droit. Il faudra compter avec eux au cours du soulèvement de Mai…
Une autre partie de la jeunesse prolétarisée qui jouera un rôle important est issue des grands ensembles et des "nouveaux" quartiers dont le cadre n’incite pas à la franche gaîté et aux activités permettant de se réaliser, d’autant que "métro-boulot-dodo" est la règle pour les parents.
Toute une frange révoltée constituera les fameux « blousons noirs » qui feront peur aux bourgeois et autres "braves gens", plus à cause de leur apparence ou d’exactions supposées que de violences réelles graves.
D’autres catégories de pauvres et d’exploités (plus de 10 millions de personnes) souffrent dans cette société que le capital remodèle. Il s’agit des retraitéEs, des ouvrierEs spécialiséEs (OS), des travailleurs immigrés, des ouvriers agricoles, des apprentis mais aussi des petits paysans qui ne peuvent plus joindre les deux bouts.
Au sein de la « classe ouvrière » on constate de fortes différences de salaire entre Paris et la province. Le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) existe – il est très bas - et concerne un ouvrier sur 5. Le temps de travail moyen a augmenté (autour de 45 heures par semaine), le rythme du travail également et parallèlement le respect des règles de sécurité reste à l’état de recommandation (en 1968, sur 16,5 millions de salariés, 2,5 millions d’accidents du travail sont déclarés à la sécu).
* Le terrain social et politique
En 1968, les conséquences du colonialisme français restent vives et la décolonisation "violente" a laissé des traces importantes et sanglantes : guerre d’Indochine, 1945/1954 – insurrection à Madagascar en 1947 – expédition de Suez en 1956 – guerre d’Algérie, 1954/1962, après les bombardements français de mai 1945 pour écraser la révolte de Sétif et Guelma (plusieurs dizaines de milliers de morts !).
Une partie importante de la population et particulièrement de la jeunesse ne peut accepter ce que fut le comportement de l’état qui a bénéficié de toutes les connivences - ou parfois d’une "neutralité bienveillante" - de son personnel politique, des "socialistes" à l’extrême droite. Cela va entraîner l’apparition d’un pôle radical à la gauche de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière : socialos) et du PCF (Parti Communiste Français). Par exemple, plusieurs groupes trotskistes, quelques groupes anarchistes et maoïstes se développent ; le PSU (Parti Socialiste Unifié) voit le jour… Le syndicat étudiant UNEF (Union Nationale des Etudiants de France), où s’expriment des courants révolutionnaires, atteint 100 000 membres en 1962.
Parallèlement, plusieurs organisations réclamant l’indépendance des territoires dans les DOM-TOM s’organisent sur des positions dures.
Évidemment la naissance, la renaissance, de groupes, organisations ou partis ne saurait minimiser l’importance sur le terrain de la participation active d’un grand nombre de personnes non encartées.

On ne peut oublier, au regard de l’importance du phénomène et compte tenu des graves conséquences, le fait que pour s’opposer à l’extrême droite, regroupée en l’occurrence dans l’OAS, et aux militaires "factieux", partisans de l’Algérie françaises (coup d’état d’Alger en 1961), coupables d’attentats et autres crimes racistes , le pouvoir gaulliste a créé et largement développé des réseaux clandestins et des "polices parallèles", les fameuses "barbouzes", "les hommes à l’imperméable et au feutre". En Mai 68, on retrouvera côte à côte les fachos de "l’Algérie française", amnistiés, libérés ou ayant échappé à la prison, et les nervis des officines gaullistes chargés initialement de combattre les premiers afin d’assurer une répression sévère, voire meurtrière… Les CDR (comités de défense de la République) auront alors carte blanche et se déchaîneront contre les grévistes et les militants révolutionnaires.

A la veille des "événements de Mai", les partis de droite organisent des transactions, les partis de gauche traditionnels - tous convaincus de parlementarisme - recherchent la mythique "unité", le syndicalisme, bien que désuni, a définitivement opté pour le réformisme social, en dépit des oppositions des minorités anticapitalistes et anarcho-syndicalistes.
La CNT – AIT (confédération nationale du travail - association internationale des travailleurs) regroupe des anarcho-syndicalistes, mais son existence est plutôt symbolique. Toutefois dans les mois qui précèdent Mai, dans les colonnes de son mensuel "Le Combat syndicaliste", deux remarquables articles : « Vive l’Action Directe » et « Le volcan gronde » énoncent des éléments que les "événements" mettront sur le devant de l’actualité
Il convient de faire une remarque particulière concernant la CFDT née d’une scission en 1964 du syndicat chrétien CFTC : la jeune CFDT [elle a bien changé depuis et s’est vite débarrassée de celles et ceux qu’elle nomma « les moutons noirs » !] même si ses oripeaux chrétiens lui collent à la peau, accepte dans ses rangs des militantEs d’extrême gauche et divers contestataires exclus ou fuyant les staliniens, largement majoritaires à la CGT où le PCF fait la pluie et le beau temps. Elle fait figure de syndicat d’ouverture perméable aux idées contestataires ; elle ne tardera pas d’ailleurs à lever l’étendard de l’autogestion (ses heures de gloire, elle les aura au cours du conflit Lip à Besançon…).

* Le mouvement ouvrier

Tandis que le mouvement syndical multiplie les journées nationales d’action bien encadrées et rituelles, dans les entreprises, des conflits locaux souvent longs et très durs apparaissent, et ce depuis 1966 (Janvier 1967 un mois de conflit chez Dassault à Bordeaux- Besançon conflit chez Rhodia puis à Lyon et Péage du Roussillon,dans le même groupe – chez Berliet à Lyon – un mois de conflit chez les mineurs lorrains en Mai 67 – deux mois de grève aux chantiers navals de St-Nazaire …).

Souvent les cortèges syndicaux avec leurs "services d’ordre" sont débordés, des affrontements violents ont lieu avec les CRS, les grèves de 24 heures sont critiquées (Le Mans, Mulhouse, Lyon, Caen, Redon et d’autres villes de l’ouest…).
L’agitation ne cessera pas jusqu’au mois de Mai 1968.
A Caen, en particulier, aux usines Saviem, les jeunes prolétaires, manœuvres et OS, dès janvier 1968 entament une grève sévère que les syndicats suivent tant mal que bien ; ils seront vite dépassés : occupation, barricades, interventions des CRS pour faire pénétrer des jaunes dans l’usine, mais aussi grève de solidarité de grosses boîtes de la région en grève illimitée (Jaeger, Sonormel). Des affrontements très violents ont lieu, les ouvriers s’arment, des incendies sont allumés, des vitrines brisées… (200 blessés dont 36 flics, 5 peines de prison ferme tombent…). D’autres boîtes de Caen se mettent alors en grève (Radiotechnique, SMN, Moulinex) ainsi que des entreprises du Calvados (grève illimitée chez Marrel) et dans l’ouest du pays ; c’est le cas à Fougères, Quimper, Redon, Honfleur, La Rochelle. Les marins pêcheurs (salariés et artisans) de Boulogne à Cherbourg sont en grève illimitée.
Des liens de solidarité se tissent entre les grévistes et les étudiants, enseignants et petits commerçants. Les syndicats sont souvent impuissants pour garder le contrôle des mouvements. Les revendications dépassent souvent le strict cadre des hausses de salaire, la hiérarchie est mise en cause ainsi que les cadences ; on revendique du temps libre.
* Le mouvement étudiant
La jeunesse étudiante, entre autres, est très sensible à la guerre du Vietnam conduite par les États-unis avec son cortège d’atrocités. L’impérialisme américain fait l’unanimité contre lui. Cet élément sera important dans les mois précédant Mai 68. Il sera relativement fédérateur des diverses tendances d’extrême gauche et révolutionnaires et poussera à l’engagement de nombreux jeunes (et au-delà…) dont certains militeront ensuite dans les organisations ou du moins resteront mobilisés contre un « ordre mondial » qui ne leur convient pas.

Autre point à souligner, la rupture des étudiants (mais aussi de nombreux jeunes prolétaires révoltés) avec le mouvement "communiste" traditionnel, représenté par le PCF et la CGT (son "appendice syndical" ou "courroie de transmission" en milieu ouvrier, à cette époque).
Les "responsables" du comité central du PCF ont des expressions du type : « Les agitateurs - fils à papa empêchent les fils de travailleurs de passer leurs examens… » (Pierre Juquin à Nanterre le 26 avril 1968, à propos des grèves étudiantes. Il devra prendre précipitamment la fuite…). Les deux Georges, Marchais (PCF) et Séguy (CGT) rivalisent de bêtise et d’insultes réactionnaires à l’encontre des étudiants révoltés. Les membres de l’UEC (union des étudiants communistes) scandent le 1er Mai 1968 « Au boulot les fils à papa » (ce qui en dit long sur leur niveau politique et leur sens de la dialectique). Ce même Premier Mai, les étudiants dans le cortège parisien répondent par l’Internationale à la Marseillaise entonnée par les "communistes". Il y a des affrontements (17 blessés), tandis que les drapeaux noirs sont arrachés et déchirés…
Même si, à la base, nombre de militants communistes participent aux divers mouvements avec beaucoup d’engagement personnel et de sincérité, la rupture est bien réelle, profonde et sera durable. Les responsables en particulier et autres bureaucrates ne seront pas épargnés par une critique sans concession dans des pamphlets, analyses théoriques… (on peut rappeler une citation apparue après les "événements" : « Lisez l’Humanité à haute voix et vous sentirez mauvais de la bouche »).
D’ailleurs au sein du mouvement révolutionnaire, la dénonciation du stalinisme et des "stals" sera un point très important (sinon essentiel). Cela sera le cas pendant de nombreuses années. Les maoïstes – staliniens purs et durs - qui reprochent au PCF d’avoir trahi "l’idéal" stalinien auront, sur ce terrain, fort à faire avec les militants trotskistes, anarchistes et bien sûr avec les Situationnistes (et leurs "descendants" et autres Enragés…

Dans les mois qui précèdent Mai 68 de nombreux affrontements avec les militants d’extrême droite ont lieu en province (Toulouse et Aix en Provence entre autres) et à Paris. Le groupe fasciste "Occident" profère des menaces et passe souvent très violemment à l’acte ; évidemment les ripostes sont à la hauteur. Le gouvernement prendra prétexte de ces faits pour faire donner à plusieurs reprises ses flics.

Tandis qu’à Nanterre, dès l’automne 1967, l’agitation s’est propagée, 142 étudiants militants dans divers groupes d’extrême gauche (JCR [jeunesse communiste révolutionnaire] : trotskistes – CLER [comité de liaison des étudiants révolutionnaires] qui deviendra FER [fédération des étudiants révolutionnaires] : trotskistes lambertistes ancêtres du PT [parti des travailleurs] – UJCml [union des jeunesses communistes marxistes léninistes] : maoïstes prochinois), et libertaires (LEA [liaison des étudiants anarchistes]), en dépit de leur petit nombre, vont jouer un rôle important en créant le "Mouvement du 22 Mars" (Toulouse verra le "Mouvement du 25 Avril" créé après des affrontements avec l’extrême droite).
Le groupe des "Enragés" souvent influencés par les thèses et la pensée situationnistes (situ.), même s’il ne fait pas partie de ce fameux "Mouvement" aura lui aussi un rôle souvent décisif en portant haut la critique la plus radicale, en refusant tout compromis et en s’attaquant, avec une lucidité et une intelligence rares, à toutes les formes de domination, d’oppression et donc de soumission (y compris au sein du mouvement révolutionnaire ) présentes et en gestation (dont nous subissons les effets directs aujourd’hui avec la cybernétique [définition du Robert : « science constituée par l’ensemble des théories relatives au contrôle, à la régulation et à la communication dans l’être vivant et la machine », sans commentaire…] et l’agression publicitaire par exemple).

Les Enragés et les Situationnistes restent dans les mémoires pour les affiches, graffitis, inscriptions diverses et bombages humoristico-décapants et souvent volontairement provocs - mais pas seulement - dont les murs de Mai se firent les supports et qui parcoururent le monde.
Nous n’avons ni la place, ni les compétences pour présenter les écrits des Situationnistes, cependant nous ne saurions trop recommander la lecture de deux ouvrages sortis en 1967 et 1968 qui eurent une forte influence en Mai et longtemps après (et qui restent d’une fulgurante actualité) : « La société du spectacle » de Guy Debord et le « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » de Raoul Vaneigem. Ces deux auteurs appartenaient à l’IS (Internationale Situationniste : 1957-1971) pour laquelle la révolution mondiale et totale passait par l’instauration de "Conseils Ouvriers".
Un fameux exemple des pratiques de l’IS est l’affaire de Strasbourg : affichant et criant fort une critique et un mépris du syndicalisme étudiant, les Situs s’emparent du bureau de l’UNEF en épuisent les caisses en publiant une brochure rageuse et lucide d’un de leurs membres (Mustapha Khayati) : « De la misère en milieu étudiant » en décembre 1966. En janvier 67 ils décident de fermer le "bureau d’aide psychologique universitaire", critiquant radicalement les pratiques psychiatriques qui encagent la pensée. Évidemment le bureau de l’UNEF est dissous, le « président » est exclu de l’université…
Autre exemple, les télégrammes envoyés par le "comité d’occupation de la Sorbonne" (place forte des Enragés et Situationnistes) le 17 mai 1968. Voici le début de ceux envoyés au « bureau politique du parti communiste de l’URSS Le Kremlin Moscou » et au « bureau politique du parti communiste chinois porte de la paix céleste Pékin » :
« Tremblez bureaucrates - stop – Le pouvoir international des conseils de travailleurs/ouvriers va bientôt vous balayer- stop – L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste- stop - … »
* Les premiers "événements" de Mai 68
« La plus belle sculpture
C’est le pavé de grès, le lourd pavé cubique
C’est le pavé qu’on jette sur la gueule des flics »

Le pavé sera le symbole des "journées de Mai", tant comme projectile contre les CRS qu’en terme de matériau pour les barricades ou, tout simplement, pavage des rues arpentées quotidiennement au cours des manifs.

Le 2 Mai, le doyen de Nanterre décide de fermer la fac de lettres pour la deuxième fois depuis le début de l’année à la suite, entre autres, des affrontements entre l’extrême gauche et les fachos (des menaces de destruction des sujets d’exams, de divulgation des corrigés, de vols de dossiers et d’occupation des centres d’examens… pèseront également dans la décision).

Le 3 Mai, l’UNEF et le "Mouvement du 22 Mars" réagissent dans la cour de la Sorbonne. Le meeting dure… Étudiants du PCF et révolutionnaires s’affrontent verbalement.
Quelques fascistes du groupe "Occident" contre-manifestent boulevard St Michel. On s’arme dans la Sorbonne sur proposition des "Enragés" et L’UNEF organise un "service d’ordre". 1500 CRS et gardes mobiles investissent alors le Quartier Latin puis envahissent la Sorbonne. Pendant plus de 2 heures les étudiants garçons sont embarqués par les flics. Le Quartier Latin se soulève alors au passage des cars, malgré les appels au calme de l’UNEF et d’autres groupes d’extrême gauche. Quatre heures d’affrontements, 72 policiers blessés, 600 arrestations, 4 condamnations à de la prison ferme… Pour la première fois le cri « CRS – SS » est lancé par des milliers de voix.
UNEF et SNESup (syndicat national de l’enseignement supérieur) lancent alors un mot d’ordre de grève illimitée dans l’enseignement supérieur.

Une manif était déjà prévue le 6 Mai. Elle promet d’être importante, d’autant que désormais la police occupe la Sorbonne et que 8 militants du "Mouvement du 22 Mars" doivent ce jour-là passer en conseil de discipline (un "Enragé", Gérard Bigorgne en Avril avait déjà été exclu pour 5 ans de toute université !).
Ainsi le lundi 6 Mai, à l’encontre de la stratégie de l’UNEF et du SNESup, 16 000 manifestants (étudiants, lycéens, profs, chômeurs, ouvriers, "blousons noirs") affrontent pendant 16 heures d’affilée la flicaille, boulevard Raspail, dans des combats de rue extrêmement violents (voitures renversées, incendies, barricades, pillages de magasins…), boulevard St Germain (487 blessés, dont de nombreux policiers). Les premiers drapeaux noirs fleurissent.
La CGT, par la voix de Séguy, dénigre violemment les manifestants.
La presse et le spectacle politique pour lesquels un mouvement sans "leaders" ni "têtes pensantes" n’est pas envisageable vont créer trois "têtes d’affiche" médiatiques du mouvement : Jacques Sauvageot (président par intérim de l’UNEF, membre du PSU [parti socialiste unifié, parti politique à la gauche de la gauche institutionnelle, proche de la CFDT, "autogestionnaire", antistalinien ? fondé en 1960 auto-dissous en 1989]), Alain Geismar (secrétaire général du SNESup qui sera un fondateur de la "Gauche Prolétarienne" [maos]), Daniel Cohn-Bendit membre alors du groupe anarchiste "Noir et Rouge" et également du "Mouvement du 22 Mars".

Le lendemain, 45 000 manifestants ; un certain nombre livre bataille contre la police, boulevard Raspail après minuit, et ce, malgré la dispersion ordonnée par l’UNEF.

Le 8 Mai, le conseil des ministres maintient une position dure malgré des propos plutôt apaisants du ministre Peyrefitte de l’éducation nationale. Mais la « crise universitaire » touche désormais toutes les universités.
30 000 étudiants se rassemblent à la halle aux vins à Paris (fac des sciences) ; les membres de la CGT, à la tribune du meeting, se font siffler. Une manif se forme vers 22h ; Le service d’ordre de l’UNEF empêche les manifestants les plus décidés d’affronter la police. Ces derniers parlent de "trahison", terme d’autant plus justifié que des négociations ont eu lieu dans l’ombre, se soldant par la promesse gouvernementale de réouverture des facs et la "libération" de la Sorbonne si la journée "se passe bien"…

Ainsi le 9, le recteur, selon l’accord conclu avec l’UNEF et le SNESup, annonce la reprise des cours à Nanterre et la Sorbonne. Des milliers de manifestants se rassemblent boulevard St Michel et mettent en accusation les "leaders" syndicaux (en particulier Geismar et Sauvageot). En effet la Sorbonne est toujours aux mains des flics. Geismar fait amende honorable ! Aragon, stalinien non repenti et "patriote professionnel", est pris à partie, en particulier par Cohn-Bendit qui propose à 3 000 étudiants de rejoindre le meeting de solidarité internationale de la JCR qui se tient se soir-là. Cela a pour conséquence d’éviter la bataille avec les flics venus en très grand nombre. Une manif est prévue pour le lendemain, décision confortée par le refus catégorique ministériel de rouvrir la Sorbonne.

Le 10 Mai au matin, réouverture de Nanterre et … grève des profs du SNESup.
Dans l’après-midi, plus de 20 000 personnes se retrouvent place Denfert-Rochereau ; décision : se rendre à l’ORTF (office de radio-télévision française) en passant par la prison de la Santé et le ministère de la "justice". Tous les ponts de la Seine étant tenus par la police, les manifestants décident d’occuper le Quartier Latin. Malgré, une fois encore, l’opposition de l’UNEF, des barricades sont spontanément érigées (une soixantaine). En pleine nuit et pendant 4 heures, les barricadiers, dont une forte proportion d’anarchistes (souligné par René Viénet), de nombreuses filles, des centaines d’ouvriers, « bien moins d’une moitié d’étudiants » [écrit René Viénet dans son ouvrage « Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations »], de nombreux lycéens, beaucoup d’étrangers, des "blousons noirs"…, cernés par les flics vont résister aux assauts policiers d’une rare brutalité. Les révolutionnaires de tous horizons sont présentEs ; drapeaux noirs et drapeaux rouges éclairent les pavés entassés, tandis que nombre d’habitants du quartier portent assistance aux émeutiers. On relève des centaines de blessés dans les deux camps. La répression policière est spectaculaire.
Ce sera la "Nuit des Barricades", l’émeute est devenue insurrection. Dans le pays c’est un choc considérable ! L’info fait le tour du monde…

Le 11 Mai, le Quartier Latin est le théâtre de rassemblements spontanés de lycéens, ouvriers, étudiants. La grève s’étend à presque tous les lycées et facs en province et des occupations ont lieu à Bordeaux, Strasbourg, Lyon, Nantes (déjà dès la fin 1967, dans cette ville les étudiantEs radicaux après avoir « pris la section locale de l’UNEF », supprimé le "bureau d’aide psychologique universitaire", organisé « à plusieurs reprises l’invasion des résidences universitaires, les garçons chez les filles, puis la réciproque » [René Vienet, ouvrage cité précédemment], avaient occupé le rectorat, participé à des émeutes, occupé à 1 500 le « palais de justice de Nantes, pavoisé pour l’occasion de drapeaux noirs et de drapeaux rouges »…).
Pompidou, alors premier ministre revient d’un voyage en Afghanistan et ne peut que reconnaître que l’état et son gouvernement viennent de perdre la bataille ; les étudiants condamnés seront libérés, La Sorbonne rouverte et le Quartier Latin évacué par la police le 13 Mai.

Tandis qu’en province des petits groupes réactionnaires s’opposent à la grève avant le 13 Mai, que des contradictions apparaissent dans les syndicats (CFDT, UNEF, SNESup), le mouvement prend de l’ampleur grâce à l’action des éléments radicaux (facs de sciences et de lettres étant dans la quasi-totalité à l’initiative des luttes) ; la grève est effective véritablement à partir du 9 Mai avec pour principal "mot d’ordre" : « Halte à la répression », même si dans les lycées elle commence à s’organiser dès le 6 sur des bases autonomes (formation des CAL [comités d’action lycéens]).
Le "Conseil Étudiant" de l’université de Strasbourg élu en assemblée générale, en dehors de toute organisation syndicale, est un exemple de démocratie directe. Il proclamera l’autonomie de l’université, niant de fait toute autorité de l’état au sein du campus universitaire et pendant plus d’un mois les étudiants imposeront cette "ligne" constituant un symbole national extraordinaire pour les autres universités.

Dans les lycées, des "cahiers de doléances" circulent. Partout l’enseignement magistral est remis en cause ainsi que la discipline rigide ; l’administration est contestée, la répression n’est plus supportée et la liberté d’expression politique revendiquée ainsi que la participation directe aux affaires scolaires…
Signalons que dans les lycées techniques, en province comme à Paris, le mouvement a la même ampleur (sinon davantage) que dans les lycées d’enseignement général (exemple en Moselle avec 99% de grévistes le 8Mai dans ces établissements).

Concernant les syndicats ouvriers dits représentatifs, au début des "événements", la CFDT est embarrassée par le désaveu du SGEN (syndicat général de l’éducation nationale) du mouvement "étudiant" du 4 Mai, FO reste "apolitique", tandis que la CGT, à l’instar du PCF, tient le type de propos que nous avons déjà évoqués.
C’est à partir du 8 Mai qu’une évolution se dessine : L’UR-CFDT Paris déclare approuver les revendications étudiantes, la CGT, La CFDT (comme confédérations) et la FEN (fédération de l’éducation nationale) protestent contre la violence policière et acceptent une rencontre avec l’UNEF. Cette dernière entend conserver sa liberté et, finalement, après un communiqué commun demandant l’amnistie des manifestants condamnés et le respect des libertés syndicales et politiques, des manifs sont décidées à l’échelle nationale pour le 14 Mai ; cette décision sera remplacée par celle d’une journée de grève générale le 13 Mai.
Il convient de préciser que sur le terrain, à la base, cette "unité étudiants-ouvriers", est largement passée dans les faits, en particulier dans l’ouest et en Bretagne mais aussi à St Etienne et dans le Nord.
A Toulouse le « Mouvement du 25 Avril » à l’initiative de la grève étudiante s’oppose bruyamment aux "bureaucrates" de la CGT, CFDT, SGEN, FEN et UNEF. A Marseille, le 11 Mai des dizaines de milliers de manifestants réalisent l’unité "manuels-intellectuels", jeunes et adultes plus âgés ; une banderole « CRS – SS » est fixée sur la façade de l’hôtel de ville.
Le 13 Mai, la grève générale est un succès relatif d’un point de vue numérique ; par contre elle est un réel succès politique et en termes de manifs : à Paris près d’un million de manifestants, 50 000 à Toulouse, idem à Marseille, 40 000 à Lyon, 20 000 à Nantes et au Mans… De Gaulle est conspué, les manifestants exigent son départ. De longs affrontements ont lieu avec la police à Nantes, Clermont-Ferrand et au Mans où les préfectures sont attaquées. A Caen, les étudiants sont bloqués par le service d’ordre de la CGT. De fait, d’une manière générale, les relations entre étudiants révoltés et les responsables de ce syndicat ne s’améliorent pas…
Le 14 Mai la Sorbonne est occupée par les éléments les plus radicaux. Le "Comité d’Occupation de la Sorbonne" est organisé par le "Comité Enragés – Internationale Situationniste" (15 élus révocables à tout moment) ; il appelle à l’occupation des usines par les travailleurs et à la création de conseils ouvriers. Un florilège des plus belles phrases de Mai, issues des écrits des Situs, décoreront les murs. Fuyant les magouilles groupusculaires et les "récupérateurs, Enragés et Situationnistes créeront le CMDO (comité pour le maintien des occupations qui s’installera à l’institut pédagogiques. Le théâtre de l’Odéon sera également occupé et les Beaux-Arts deviendront atelier populaire de création (bientôt célèbre grâce à se affiches !).
* La grève de Mai 1968
On considère que la grève a débuté en Lorraine à l’usine Claas de Woippy le 14 Mai. Le même jour, elle touche Sud-Aviation à Nantes avec fraternisation ouvriers-étudiants, occupation, séquestration du staff patronal, piquet de grève et mise en place d’une organisation pour un conflit long et dur. La grève gagne ensuite toutes les usines Renault, Berliet, Rhodiaceta, Rhône-Poulenc, SNECMA. L’occupation est à l’ordre du jour. La plupart des gares sont aux mains des cheminots ainsi que les centres de tri postal. Air-France, la RATP entrent dans le mouvement… Bientôt tout le pays connaît la grève générale en dehors de toute consigne syndicale.
A partir du 18 Mai les appareils syndicaux vont réagir en tentant de fractionner cet énorme mouvement général en une série de grèves de boîtes avec leurs revendications matérielles particulières ; leurs militants prendront souvent le contrôle des comités de grève. Des responsables de la CFDT et de FO déclarent cependant soutenir les occupations et souhaitent un rapprochement avec les étudiants. Dans les endroits où ils sont présents les militants des groupes d’extrême gauche poussent à l’occupation.
Le 22 Mai la France compte 9 millions de grévistes.
René Viénet écrit : « La CGT et le PC débordés de toutes parts dénonçaient toute idée de "grève insurrectionnelle" tout en faisant mine de durcir leurs positions revendicatives ». Séguy déclarait que « ses dossiers étaient prêts pour une éventuelle négociation » ». De fait, les appels à la responsabilité se multiplient, pas seulement du côté gouvernemental. Alain Delale et Gilles Ragache, historiens et auteurs de « La France de 68 » écrivent :
« Progressivement, les mots d’ordre locaux s’uniformisent et les négociations vont se dérouler à Paris entre le patronat et les permanents syndicaux, éloignant les travailleurs de leurs propres revendications. La grève canalisée devient sage. »
La paralysie de l’économie pousse les habitants à s’organiser, à communiquer à trouver des solutions originales aux problèmes matériels comme l’alimentation ou la santé (par exemple des bons d’alimentation ou d’essence sont édités, les services de santé fonctionnent, des convois ferroviaires de vivres circulent, des agriculteurs offrent ou vendent à bas prix leurs produits, des collectes en faveur des grévistes sont organisées…) ; des formes d’autogestion à la base fonctionnent même timidement… Dans les usines cetainEs refont 36 avec cartes, boules, accordéon…

* « La récréation est finie » (De Gaulle, 24 Mai 1968)… mais la grève continue

Jusqu’à présent De Gaulle s’est tu ; il a laissé les ministres et, en particulier, le premier, Pompidou, face aux difficultés de l’état. Le 24, il parle, proposant un plébiscite avec menace de guerre civile s’il est désavoué.
La gendarmerie a reçu le renfort de 10 000 réservistes le 16 Mai et le ministre des postes et télécommunications, Guéna, vient de supprimer les fréquences des radiotéléphones des journalistes de RTL et Europe 1, accusés d’informer les manifestants et/ou d’inciter indirectement à participer aux émeutes (il faut dire que les appareils de radio, dits "transistors", passent de mains en mains, nuit et jour, parmi les manifestants et que l’on n’écoute pas la radio étatique, hautement contrôlée par la censure gouvernementale, l’ORTF). Les journalistes de ces stations utiliseront alors les lignes téléphoniques de particuliers.

Le 24 Mai les rues sont bondées de manifestants.
L’interdiction de séjour en France de Daniel Cohn-Bendit, parti en "tournée révolutionnaire" européenne le 22 Mai, va ranimer la fougue des manifestants étudiants auxquels se joindront, entre autres, nombre d’ouvriers défiant la CGT qui entend faire cavalier seul pour peser sur l’ouverture de négociations avec le gouvernement.
Au soir du 24 Mai, des émeutes éclatent en plusieurs points du territoire (Lyon, Strasbourg, Paris, Nantes ; Bordeaux le 25 [énorme nuit d’émeutes]) : partout des banderoles en soutien à Cohn-Bendit : « Nous sommes tous des Juifs allemands ! (allusion aux injures scandaleuses à l’encontre de Cohn-Bendit, issues essentiellement des rangs staliniens) et « Les frontières on s’en fout ! ».
Il faut souligner qu’à Paris la Bourse sera saccagée et en partie incendiée, deux commissariats totalement mis à sac (Odéon et Beaubourg) et des cars et voitures de police brûlés…
A Lyon, un camion, lâché par les milliers d’émeutiers affrontant la police, écrase un commissaire de police.
Ce seront les plus longues "nuits des barricades". Bilan : 2 morts officiels, 500 blessés hospitalisés dont 144 dans un état qualifié de grave.
Fouchet, ministre de l’intérieur, et les dirigeants du PCF stigmatiseront « la Pègre » (titre d’une chanson chantée par Dominique Grange et dont le refrain proclame « Nous sommes tous des Juifs allemands ! »)
Il y a plus de cent manifs en France entre le 22 et le 26 Mai…

Nous n’en finirions pas de citer les groupes et "catégories" dans lesquels une majorité, sinon une forte proportion d’individus, alors en grève illimitée, contestaient - hors théorie mais avec parfois une lucidité et une radicalité d’une ampleur inédite - le monde qu’il subissaient et la vie que le capital leur avait imposée ou qu’ils avaient acceptée par facilité, obéissance ou résignation, des instituteurs aux fossoyeurs, en passant par les cadres, les publicitaires, les musiciens professionnels et les footballeurs… L’heure était à l’urgence de vivre, à la contestation du travail et de toutes les hiérarchies, « au vivre sans temps mort, jouir sans entrave ».

Quant aux étrangers présents en France, citons une fois encore René Viénet : « Rarement tant de drapeaux nationaux furent brûlés par tant d’étrangers résolus à en finir une fois pour toutes avec les symboles d’état, avant d’en finir avec les états eux-mêmes. Le gouvernement français sut répondre à cet internationalisme en livrant aux prisons de tous les pays les Espagnols, les Iraniens, les Tunisiens, les Portugais, les Africains et tous ceux qui rêvaient en France d’une liberté interdite chez eux »… Sans commentaire, sachant la nature des régimes dans les pays cités. Pour mémoire plus d’un millier seront expulsés et le gouvernement ne se privera pas de dénoncer le « complot venu de l’étranger »

Le 25 Mai, c’est le début des négociations entre le gouvernement, le patronat et les syndicats ; cela se déroule au ministère des affaires sociales, rue de Grenelle à Paris (3 membres du gouvernement [Pompidou, premier ministre, Jeanneney, ministre des affaires sociales, Chirac, secrétaire d’état à l’emploi] - 11 représentants patronaux [CNPF et PME] - 32 représentants syndicaux [CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC, FEN]).
Prudemment les syndicats (tandis que les tensions entre CFDT et CGT sont importantes) - compte tenu de l’état d’esprit de la "base" - précisent d’entrée qu’ils doivent rendre compte aux grévistes des négociations et qu’ils ne sont pas mandatés pour signer un accord définitif.
Le document élaboré par les "partenaires sociaux" est désigné historiquement sous le nom d’ "accords de Grenelle", il est vague sur bien des points, incomplet ; tout au plus, il promet une augmentation des salaires dans l’industrie privée de 7% immédiatement et 3% trois mois plus tard, de porter le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) de 2,22 F à 3 F, de réduire de 5% le ticket modérateur pour les soins médicaux ; les jours de grève seront récupérables en heures supplémentaires et ne seront donc pas payées, les grévistes recevant simplement une avance de la moitié du total de ces heures. Enfin, le gouvernement promet de faire voter une loi sur "l’exercice du droit syndical dans l’entreprise" (texte proposé par la CFDT et FO). Une rencontre discrète Pompidou-Séguy avait eu lieu le 26 au matin…
Le 27 Mai la poursuite de la grève est votée à l’unanimité dans les grandes entreprises (Sud-Aviation, Renault Flins et Sandouville, Citroën, Berliet, Rhodiaceta…). Le mandat des comités de grève est rappelé pour d’éventuelles négociations.
Sur l’île Seguin aux usines Renault-Billancourt, Jeanson de la CFDT est applaudi tandis qu’il souligne son approbation de la poursuite du mouvement et la nécessaire solidarité ouvriers-étudiants-lycéens ; Séguy, après l’intervention de Frachon (CGT) vantant les avantages des accords de Grenelle pour la classe ouvrière, d’abord sifflé et hué doit alors conclure son discours par les mots : « Si j’en juge par ce que j’entends, vous ne vous laisserez pas faire » - grand moment de stratégie manipulatoire et de renversement de situation…
Il est évident que les grévistes ont compris que les miettes matérielles concédées par les « accords de Grenelle » seraient vite englouties par l’inflation et la hausse des prix. C’est un changement de société, un renversement politiques qui sont à l’ordre du jour.

A côté des CCG (comités centraux de grève) dans les villes, qui se considèrent comme des organes provisoires se substituant aux structures administratives locales, des CA (comités d’action), à l’image des CAL (comités d’action lycéens), se développent un peu partout ; ils défendent en principe l’indépendance politique et la démocratie révolutionnaire. Ces comités d’action sont créés le plus souvent à l’initiative des groupes d’extrême gauche mais ils regroupent aussi un grand nombre "d’inorganisés" qui assisteront aux rivalités de pouvoir entre personnes et groupes et aux querelles idéologiques. L’unification de ces CA sera impossible à l’échelle nationale, malgré l’objectif avoué d’un "double pouvoir" vers une société "socialiste". L’avant-gardisme comme stratégie des groupes d’extrême gauche autoritaires apparaît d’une manière flagrante comme un leurre et un déni de démocratie réelle (au sens étymologique) ; les "idiots utiles", non militants de groupuscules, se révèlent souvent très lucides et critiquent durement manipulateurs et récupérateurs, fussent-ils d’extrême gauche.
L’UNEF appelle à des manifs partout en France pour le 27 Mai et convoque le même jour à un grand rassemblement au stade Charlety à Paris (60 000 personnes) ; ce meeting se veut révolutionnaire, il regroupe en une partie de l’extrême gauche et des « leaders » politiques (Mendès-France du PSU, des membres de la FGDS [fédération de la gauche démocrate et socialiste qui deviendra le PS], entre autres…) en dehors du PCF et de la CGT. Certains groupes d’extrême gauche, le "Mouvement du 22 Mars" ainsi que les "Enragés", Situationnistes et évidemment les révolutionnaires indépendants lucides ne mettront pas les pieds à Charlety.
Le 30 Mai il n’est plus question de créer un "grand parti révolutionnaire", comme il en était question au moment de (et un peu avant) "Charlety".
Lorsque le PSU annonce qu’il présentera des candidats aux élections législatives, « élections - piège à cons » devient « élections – trahisons » (ultérieurement on verra fleurir « élections – piège à moutons » et encore aujourd’hui, sous le dessin d’un mouton, la phrase « dessine-moi un électeur » se rencontre dans des publications ou sur des affiches anarchistes).

Les 29 et 30 Mai plus de 500 000 personnes manifestent en France tandis que les appareils politiques et syndicaux de gauche essaient de trouver un accord de gouvernement visant à prendre la relève du gaullisme apparemment condamné. Le nom de Mendès-France est avancé, tandis que le PCF n’entend pas se contenter de miettes. Dans la coulisse Mitterrand fourbit les armes de sa stratégie…

De Gaulle, un moment découragé, se décide à frapper fort. Il part d’abord secrètement à Baden-Baden en Allemagne le 29 Mai où il rencontre le général Massu, commandant du corps expéditionnaire français en zone allemande occupée et tortionnaire des combattants algériens pour l’indépendance, ainsi que les plus importants responsables militaires des divisions opérationnelles en France. Inutile de développer avec quelles intentions… Dans les ministères et les partis de droite on évoque l’imminence du danger communiste et la nécessité d’une résistance armée.
Le 30 Mai, le discours de De Gaulle est pour le moins musclé ; il déclare se maintenir au pouvoir, renoncer au référendum et annonce la dissolution de l’assemblée nationale.
Peu de temps après, une manifestation de la droite et de l’extrême droite (avec service d’ordre armé) en soutien au régime en place et à l’état, affirmant les positions les plus réactionnaires et les plus ignobles (on entendra des slogans comme « Cohn-Bendit à Dachau ! »…) rassemble jusqu’à 800 000 personnes place de La Concorde.
A gauche on appelle à des manifs unitaires ; elles n’auront lieu qu’en province.
Dans cinquante villes environ de province, il y aura des manifestations pro-gouvernementales, les jours suivants (cortèges importants à Reims, Caen, Lyon, Lille et Marseille).

* La face "versaillaise" de l’ordre bourgeois

Dans les villes, fachos, militants des CDR et du SAC multiplient les agressions (Le SAC : service d’action civique [créé en 1958, c’est une police politique parallèle non officielle, bref une milice qui comporte d’authentiques malfrats, assurant le service d’ordre gaulliste et la protection des « personnalités ». Ses membres sont armés et ont une carte rappelant étrangement celle des policiers officiels ; ces attributs leur permettront de commettre exactions et abus de pouvoir en se faisant passer pour d’authentiques flics. Le triste Foccart dirige en sous-main cette organisation plus que trouble… En 1968 elle compte 12 000 personnes qui n’ont qu’une idée "liquider les rouges" ; ses chefs créeront les CDR en Mai 68, plus "présentables", qui comptent, quant à eux, 45 000 personnes en juin 1968 et qui appelleront à constituer des "comités de vigilance").
SM (sécurité militaire), RG (renseignements généraux) et DST (direction de la surveillance du territoire) ne chôment pas…
Chez les gardes mobiles et les CRS, les critiques au gouvernement concernent sa "mollesse" face aux manifestantEs…
Il convient de préciser que dès le 11 Mai Messmer ministre des armées a décidé sur ordre du premier ministre de mettre en alerte des unités de l’armée. Cette même armée qui se prêtera au rôle de "briseuse de grève" en assurant le contrôle aérien et les transports dits "prioritaires" (courrier et personnes) ainsi que les services de voierie, les transports en commun, le contrôle douanier et même l’inhumation des morts. La garde des émetteurs de l’ORTF échoit également à l’armée en appui à la gendarmerie. Le 30 Mai, des chars convergent vers Paris ainsi que des automitrailleuses ; des troupes sont mobilisées autour de Paris (à l’ouest de Versailles et à Satory où furent enfermés tant de Communards, dont Louise Michel - et où tant furent fusillés -, tout un symbole…)

Un fort courant d’extrême droite existe chez les sous-officiers et chez certains officiers supérieurs ; des contacts sont pris avec des civils nostalgiques de l’Algérie française et de l’OAS et des membres des divers corps de police et gendarmerie. Des groupes de combat sont formés à Paris, Marseille, Grenoble et Lyon. Ils sont prêts pour un coup d’état militaire entre le 24 et le 27 Mai. Le risque de guerre civile n’est alors pas négligeable… Le gouvernement s’en inquiète ainsi que les gaullistes modérés. Ils réussiront à désamorcer la situation et à isoler les tendances d’extrême droite. Il a été promis à l’extrême droite une accélération des mesures de grâce et d’amnistie au bénéfices des militants de l’OAS à condition qu’elle intègre avec ses "troupes" le CNAC (comité national d’action civique) gaulliste ou les CDR.

Alain Delale et Gilles Ragache évoquent le livre de Patrice Chéroff : « B. comme Barbouzes » dans lequel il est fait mention qu’à compter du 23 Mai et jusqu’à la mi-juin, d’anciens sous-officiers parachutistes donnent des « cours accélérés de guérilla urbaine » à des cadres du SAC, que d’anciens légionnaires sont sollicités pour intégrer, moyennant finance, des milices et « groupes civiques ». Parallèlement, des groupes de combat se tiennent prêts dans plusieurs villes de province ; ils disposent de stocks d’armes, d’émetteurs-récepteurs, de véhicules, planqués dans des endroits isolés, achetés il y a longtemps (on retrouvera même, en Isère, dans une ferme, des cellules prévues pour l’incarcération et l’interrogatoire d’éventuels prisonniers politiques…).

On devait apprendre en 1974 (Libération, Le Canard Enchaîné et Le Nouvel Observateur), que La DST aurait fourni aux responsables du SAC des listes (52 400 personnes dans 41 villes) de militants de gauche, d’extrême, gauche , de syndicalistes et de révolutionnaires (parfois de simples abonnés à des revues critiques) qui devaient être arrêtées par des commandos et transportées dans des véhicules réquisitionnés (exemple autobus…) puis parqués dans des stades. On appelle cela une rafle ! Alain Delale et Gilles Ragache, toujours eux, rappellent opportunément que cette « opération » était du même ordre que la rafle des Juifs, enfermés au vélodrome d’hiver parisien (vél. d’hiv.) par la police française en 1942 pour le compte des nazis ; mais également celle réalisée par le "régime des colonels" en Grèce, au stade olympique d’Athènes, en 1967 ainsi que les "regroupements" meurtriers dans les stades chiliens, au moment du coup d’état fasciste de Pinochet, en 1973.
Ce projet, régulièrement repoussé, sera annulé par Foccart le 29 Mai.

* Une "normalisation" difficile…
Alors que les grévistes qui « paralysent le pays » ont rejeté les "accords de Grenelle", le 31 Mai tous les partis politiques ont accepté de participer aux prochaines élections législatives annoncées par De Gaulle.
Les syndicats ayant abandonné l’idée de nouvelles négociations nationales, réclament l’ouverture de négociations de branches. Le gouvernement exige, quant à lui, un arrêt immédiat de la grève dans les services publics : énergie, transports, communications en priorité. Les flics vont intervenir dans ces secteurs dans toutes les grandes villes pour virer les occupantEs, débloquer les entrées, protéger le travail éventuel des jaunes…
Malgré les habituelles "consignes de modération syndicales" des heurts ont lieu à Dijon, Nancy, Metz, Nancy, Rennes.

Chez les agriculteurs, à partir du 31 Mai éclatent des mouvements très durs, le système capitaliste fondé sur le seul profit est parfois mis en cause. A partir du 4 Juin la baisse des revenus agricoles, les difficultés, voire l’impossibilité de vendre la production, entraîne des réactions violentes, y compris parfois contre les grévistes ouvriers. On verra des tonnes de fruits et légumes déversés sur les routes et nombre de réactions de désespoir de petits producteurs agricoles…
Le monde agricole utilise les mêmes méthodes de lutte que les grévistes et révolutionnaires, c’est-à-dire l’action directe avec blocages, attaque des bâtiments publics, barrages routiers, …
La Bretagne et le sud-ouest mais également les Pyrénées orientales et le Roussillon seront le théâtre des actions les plus radicales. Les accrochages dureront quasiment jusqu’à la mi-Juillet.
Tenté au début du mouvement par une alliance forte avec les mouvements étudiant et ouvrier, les agriculteurs refusèrent dans leur majorité que telle expérience se prolonge. Certains, simplement, ne purent (isolement, positions minoritaires) aller au bout de leurs convictions.
Les directions nationales de la FNSEA (fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et du MODEF (mouvement de défense de l’exploitation familiale) furent fortement contestées et, souvent, à cause de leur "réformisme". Cependant, les militants paysans les plus proches des courants révolutionnaires (on les appela les « minoritaires socialistes ») devaient se regrouper dans l’été 68 et fonder ultérieurement le groupe très actif des "Paysans-Travailleurs".
Officiellement, les "événements" de Mai dans le monde paysans firent trois morts dont deux agriculteurs.

La reprise du travail va se révéler difficile. Il nous est impossible ici de détailler les multiples événements conduisant au processus de "normalisation" que le pouvoir et ses divers alliés eurent du mal à mener à son terme.
A partir du 6 juin la reprise du travail eut lieu dans les secteurs de l’assurance et de la banque.
La CGT, en particulier, fit son possible pour briser la grève. Ce fut le cas à la SNCF où la reprise eut lieu le 6 Juin, mais également aux P&T et à la RATP (votes falsifiés, fausses infos en faisant croire dans tel endroit que dans les autres centres de l’entreprise la grève avait cessé…).
A France-Inter sur intervention des CRS, ce même jour, les techniciens seront remplacés par des militaires…
Chez les enseignants, le moins que l’on puisse dire c’est que la reprise des cours n’alla pas de soi ; deux éléments importants : dans le secondaire, le refus de nombreux syndicalistes de casser la grève lycéenne et chez les instituteurs/trices un désaveu par beaucoup de la direction du SNI (syndicat national des instituteurs [syndicat majoritaire appartenant à la FEN]), accusée de « laisser des secteurs de la classe ouvrière se battre seuls, alors que nos revendications fondamentales communes n’ont pas été satisfaites… » (cité par A. Delale et G. Ragache). Ce n’est que le 14 Juin que les instits reprendront le boulot.
C’est encore le 6 Juin, qu’à Renault-Flins les CRS expulsent les ouvriers grévistes de l’usine. Ces derniers font appel à la solidarité et des milliers de révolutionnaires veulent se rendre à Flins. 3 000 en seront empêchés par les cégétistes qui refusent que des trains soient mis à la disposition des manifestants, gare Saint-Lazare. Ils empêchent également dans la nuit du 9 au 10 Juin la délégation ouvrière de Flins d’entrer dans l’usine de Billancourt pour demander de l’aide… Auparavant, cette délégation s’était adressée aux étudiants en grève dans les facs parisiennes et plusieurs étudiants étaient alors partis pour Flins. Le 6 Juin, donc, 2 000 ouvriers et "solidaires" ayant pu rejoindre Flins (quelques centaines de personnes) affrontent 4 000 CRS et gardes mobiles. Les jours suivants on assiste dans la campagne environnante à une traque organisée d’une rare violence, des "séditieux" (jeeps, hélicoptères, grenades, …).
Le 10 Juin dans l’après-midi, Gilles Tautin, lycéen de 17 ans, militant de l’UJCML, se noie en voulant échapper aux flics (qui matraquent ceux qui veulent remonter sur les berges de la Seine). Les flics évacuent les lieux le lendemain devant les menaces de lynchage.
Le 11 juin les ouvriers de Flins révoltés interdisent aux pontes syndicaux CGT et CFDT de pénétrer dans les ateliers. Ceux-ci ayant alors recommandé l’évacuation de l’usine (!), la direction dépassera leurs espérances en décrétant le lock-out.
Le même jour, des affrontements longs et extrêmement violents entre ouvriers et CRS se déroulent à Sochaux, aux usines Peugeot, à la suite de la grève avec réoccupation des ateliers. Les affrontements dépassent largement le périmètre des usines. Les CRS font usage de pistolets-mitrailleurs ; une quinzaine d’ouvriers sont touchés. Deux ouvriers sont tués. La bataille fait rage toute la journée. Les CRS quittent la ville dans la soirée, harcelés par les ouvriers et une partie de la population. Des locaux de Peugeot sont saccagés (les syndicats dans la nuit instaureront des "tours de garde" pour les protéger…). Peugeot-Sochaux sera fermée pendant dix jours.
A Nantes et Saint-Nazaire, l’insurrection fera rage, également (Sud-Aviation et les Chantiers de l’Atlantique).
Tandis que la CGT interdit à ses militants toute manifestation, on assiste du 7 au 13 Juin à des combats de rue (rappelant la « guérilla urbaine ») contre la police (qui, elle, va utiliser une tactique de quadrillage-ratissage qui avait fait ses preuves durant la guerre d’Algérie) dans plusieurs villes françaises. Sont attaqués permanences gaullistes et commissariats ; très souvent les panneaux électoraux sont brûlés…

Bien des cartes syndicales seront aussi déchirées par des militants de base écoeurés et l’on vit des ouvrierEs "retourner au chagrin" en pleurant…

Le 12 Juin, après avoir réuni le conseil des ministres, le gouvernement interdit toutes les manifestations de rue pendant la campagne électorale et dissout sept organisations d’extrême gauche ainsi que le "Mouvement du 22 Mars". La "gôche" proteste pour la forme, l’UNEF et la CFDT au niveau national acceptent d’obéir ; il n’en sera pas de même localement (manifs, le soir même, à Toulouse, Marseille, Strasbourg, Poitiers, Bordeaux).
Toujours le 12 Juin, l’Odéon est évacué par surprise, tandis que reprennent les "négociations" chez Renault (les ateliers redémarrent le 18 Juin dans la désunion syndicale et une atmosphère de rancœur évidente contre les responsables CGT qui ont incité à la reprise ; d’ailleurs, seule la CGT participera au « défilé de la victoire).
Dans le même temps le gouvernement, reconnaissant envers l’extrême droite et fidèle, probablement, à des engagements occultes, libère ou amnistie les derniers condamnés de l’OAS (dont Salan, l’un des généraux putschistes d’Alger [son comparse Jouhaud avait déjà été libéré le 27 décembre 1967]).
Le 16 Juin, à la suite d’une provocation policière (agression armée) la Sorbonne est évacuée à son tour ; il y eut quelques affrontements violents dans le quartier qui ne se prolongèrent pas… (le comité d’occupation de la Sorbonne qui s’était "bureaucratisé", regroupant des militants d’extrême gauche, de tendances diverses et rivales, dont certains en mal de pouvoir, avait fait expulser le 12 Juin, dans un souci de "reconnaissance" et de "respectabilité", le groupe dit des "Katangais" - jeunes en errance dont certains anciens mercenaires et déserteurs - qui avait pris de l’importance dans ce milieu désormais autoritaire ; ils seront arrêtés par la police).

Les grévistes qui dans les facs et les usines seront qualifiéEs de "jusqu’au-boutistes" tiendront encore plusieurs jours, voire semaines ; il y aura encore des séquestrations de patrons et de cadres, des heurts violents.
Le 16 juillet, les ardoisiers de Fumay dans les Ardennes, ainsi que les ouvriers d’une cartonnerie bordelaise, seront les derniers grévistes de Mai 68.

Officiellement, il fut recensé 19 morts et 1798 blessés hospitalisés…
Les élections législatives donnèrent une majorité écrasante au parti gaulliste, l’UDR, (majorité absolue à l’assemblée le 30 Juin).
L’écoeurement d’un grand nombre d’ouvriers les poussera à ne pas participer à la mascarade électorale…
Et tandis que la guerre du Vietnam se poursuit, que les étudiantEs mexicainEs révoltés sont massacrés par l’armée juste avant l’ouverture des jeux olympiques (300 morts à Mexico), les chars russes (et ceux des autres armées du "pacte de Varsovie") écrasent le "Printemps de Prague" en Tchécoslovaquie, dans le sang et les larmes de désespoir…

Le "Mai français" eut un retentissement mondial et l’on put observer des mouvements s’en réclamant et lui ressemblant en Italie, en Espagne, en RFA, en Belgique, en Suisse, en Angleterre, en Grèce, en Suède mais aussi aux Etat-Unis, en Turquie, en Pologne, en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie, en Chine, au Japon, en Inde, en Indonésie, en Thaïlande, au Brésil, à Saint-Domingue, en Uruguay, au Venezuela, en Argentine, au Chili, au Congo-Kinshasa, au Sénégal, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Mauritanie…
P.S.
Bibliographie
Voici quelques ouvrages dont vous nous conseillons la lecture (certains sont épuisés depuis longtemps, d’autres ont été réédités à de nombreuses reprises) :
— La société du spectacle de Guy Debord – éditions Folio
— Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem – éditions Folio
— Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations de René Viénet – éditions Gallimard
— Le livre noir des journées de Mai, ouvrage publié au cours des « événements » par l’UNEF et le SNESup réunissant des témoignages et dépositions sur la répression policière des 10 premières journées de manifs recueillis par une commission de témoignages et un comité de secours aux victimes – éditions Seuil
— Internationale Situationniste 1958-1969 – éditions Champ Libre
— Nanterre 1965-66-67-68 vers le Mouvement du 22 Mars de Jean-Pierre Duteuil – éditions Acratie
— L’Enragé, collection complète des 12 numéros introuvables (Mai – Novembre 1968) republiés en 1978 – éditions Jean-Jacques Pauvert
— La France de 68 d’Alain Delale et Gilles Ragache – éditions Seuil
— Les orgasmes de l’histoire, 3000 ans d’insurrections spontanées d’Yves Frémion et Volny – éditions l’Atelier du Possible
— La C.N.T. en Mai 68 – brochure de la CNT-AIT
— Mai 68 par eux-mêmes, textes de témoignages et réflexions recueillis par « Chroniques syndicales » et « Femmes Libres » sur Radio Libertaire, et par le groupe Pierre Besnard de la Fédération Anarchiste – éditions de Monde Libertaire
Retrouvez des tonnes de lectures subversives sur :
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dimanche 19 octobre 2014

Communisme Français, d' échec en échec...

Trente ans plus tard : 1984, la crise du Parti communiste français

Trente ans plus tard : 1984, la crise du Parti communiste français
 
Roger Martelli publie L’Occasion manquée – Eté 1984, quand le PCF se referme, sur un épisode crucial de l’histoire de la gauche en général – et du Parti communiste en particulier. Laurent Lévy le commente au travers de sa propre lecture des événements.

On dira que chacun voit midi à sa porte ; et que si ce livre me semble si passionnant, c’est peut-être parce que l’époque dont il parle est précisément celle où j’ai quitté le PCF. C’est celle aussi où l’auteur, avec d’autres, s’est lancé dans la dissidence du courant que l’on a d’abord appelé les "rénovateurs", puis les "reconstructeurs", puis enfin les "refondateurs", la plus longue et sans doute la plus importante des dissidences internes qu’ait connu ce parti. Et peut-être que si je ne m’étais pas trouvé, en province, à l’écart de ce mouvement, je l’aurais rejoint. Mais je crois qu’il y a, bien au-delà de simples considérations biographiques, un grand intérêt à se retourner sur cette période cruciale. Et si Roger Martelli annonce dans son introduction que l’histoire ne livre pas de leçons, il administre par son ouvrage la preuve que ce n’est pas si vrai que ça.
Historien, Roger Martelli nous plonge dans les archives du Parti communiste – désormais ouvertes et publiques – et annexe à son travail plusieurs documents, dont certains inédits. Militant, il nous fait partager ses réflexions, celles de cette époque, qui sont celle d’un acteur de la période (il était alors un jeune membre du Comité central du PCF), et celles d’aujourd’hui qui sont celles d’un homme qui n’a pas renoncé, en rompant avec le PCF, à la perspective émancipatrice du communisme. Ce livre comporte ainsi dans ses annexes le témoignage vécu de l’auteur.

En creux, une actualité brûlante

Je ne reprocherai pas à Roger Martelli les choix qu’il a effectués dans la conception de ce livre. C’est toujours trop facile de dire « ceci n’est pas le livre que j’aurais aimé lire ». L’auteur est seul maître de ce dont il veut parler. Je n’en regrette pas moins que la période couverte soit si brève, dans la mesure où les piétinements stratégiques du PCF au cours de cette période (celle, en gros, du "tournant de la rigueur") ne me semblent compréhensibles que si l’on remonte (au moins) à la rupture de l’union de la gauche à l’automne 1977 (date à partir de laquelle le PCF n’a plus jamais été capable, jusqu’à ce jour, d’une quelconque élaboration stratégique).
Je regrette aussi la focale (presque) strictement limitée aux questions de direction, aux débats qui ont agité la direction du PCF, sans l’élargir aux questions qui traversaient l’ensemble de la société ou même le mouvement syndical. Mais ces questions ne sont pas absentes des débats de direction. Au demeurant, comme Roger Martelli l’écrit lui-même dans son introduction, l’histoire du PCF (en ce incluse l’histoire de cette époque) reste à faire, et son propos, s’il y contribue d’une manière indiscutablement utile, n’est pas pour autant de combler cette lacune. Ces regrets n’enlèvent donc rien à l’intérêt de l’ouvrage. Un ouvrage d’autant plus passionnant aujourd’hui que l’on y retrouve en creux certaines questions qui demeurent d’une actualité brûlante dans toute réflexion stratégique sur la recherche d’une alternative.
Le déroulement et l’état de la réflexion interne à la direction du PCF est donc décrit dans une première partie du livre. Une seconde est constituée de réflexions d’ordre général sur la place du communisme dans la vie politique française et sur ses destinées. Roger Martelli y reprend inlassablement une question à laquelle il a déjà consacré de nombreuses pages – et quelques livres. Une saine obsession à comprendre, à analyser, et à critiquer au sens le plus général de ce mot ce qui se joue dans l’histoire du communisme politique. Les annexes proposées viennent éclairer l’ensemble du propos : témoignage, extraits de résolutions du bureau politique du PCF, d’interventions dans les débats du comité central, de réflexions publiées alors dans la presse du PCF.
Le titre du livre, L’Occasion manquée, ne doit pas trop être pris au pied de la lettre : l’article défini n’est pas là pour cacher que, dans son histoire séculaire, le PCF a « manqué » d’autres « occasions » de se renouveler. Roger Martelli les évoque brièvement, mais avec insistance, depuis le « retard de 1956 », formule dont il est à l’origine et qui lui avait valu l’attention de la direction, et jusqu’à son accession au Comité central, jusqu’aux divers moments où, devant une bifurcation possible, la direction du PCF avait marqué le pas.

De l’union populaire à l’échec du programme commun

Sans prétendre se substituer aux nécessaires travaux historiques à venir, rappelons quelques données sur la période qui précède. En 1984, il y a déjà sept ans que la direction du PCF navigue à vue. Cela n’a pas cessé depuis. Sa dernière élaboration stratégique date de 1968, avec le Manifeste de Champigny, aboutissement d’une démarche initiée dès 1962, et qui trouve ses premiers linéaments dans les années qui précèdent : c’est la stratégie de l’union populaire, fondée sur un principe d’alliance avec un Parti socialiste alors minoritaire à gauche, pour la construction d’une « démocratie avancée ouvrant la voie au socialisme ». Le point d’orgue de cette ligne stratégique est la signature en 1972 d’un programme commun de gouvernement avec le Parti socialiste, programme bientôt ratifié par le petit Parti radical de gauche. Georges Marchais explique alors, dans un texte qui ne sera rendu public que quelques années plus tard, que la réussite de cette stratégie suppose la multiplication des luttes de masse, et qu’un gouvernement d’union populaire ne pourra "réussir" que soutenu par un puissant mouvement populaire.
Cette stratégie a été précisée et prolongée jusqu’au XXIIe congrès de février 1976, qui en marque déjà les limites et les contradictions et à certains égards commence à s’en écarter. On se rappelle ce XXIIe congrès comme celui de "l’abandon" de la dictature du prolétariat (en réalité absente du discours du PCF depuis 1968, où le Manifeste précité ne lui consacrait qu’une phrase en peu contournée), mais on n’a guère remarqué qu’il est aussi celui où l’union populaire disparaît elle aussi du vocabulaire.
Elle est concrètement, mais sans le dire, abandonnée en septembre 1977 avec la rupture de l’union de la gauche, alors que le Parti socialiste a dépassé, en termes de rapports de forces électoraux, le PCF. Les élections législatives de 1978, qui devaient en toute logique conduire à la victoire de la gauche sur la base de ce qu’il restait du programme commun, sont un échec. Et le débat s’enflamme dans le Parti communiste sur la question des responsabilités de cet échec. La doxa alors adoptée est qu’il est inutile de trop en débattre. Quoi qu’en disent quelques « intellectuels assis derrière leurs bureaux » (dixit Georges Marchais), la responsabilité exclusive de cet échec incombe au Parti socialiste. Quiconque, dans le parti, parle de quoi que ce soit, fût-ce de la pluie et du beau temps, sans dire que « c’est la responsabilité du Parti socialiste » est immédiatement mis à l’index. Rien de ce qu’il pourra dire ultérieurement ne fera plus jamais l’objet de la moindre attention.
Les conditions du débat interne – qui n’avait jamais été d’une richesse extraordinaire – deviennent proprement intenables. Mais cette "crise" n’affecte que certains secteurs du Parti communiste, essentiellement parmi ses intellectuels. C’est l’époque où Louis Althusser publiera dans Le Monde deux séries d’articles qui feront la matière de ses deux petits livres, XXIIe congrès, et Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste. La direction, pour l’essentiel, y échappe.

Fuite en avant et "catastrophe" de 1981

Toute cette période avait parallèlement été celle l’eurocommunisme : une petite musique mal maitrisée au PCF, qui tâchait de donner cohérence à la "nouvelle" conception du socialisme démocratique et de la voie démocratique originale pour y parvenir, à travers un progressif mais réel détachement du communisme soviétique.
En 1979, se tient le XXIIIe congrès dans cette nouvelle configuration. Il y a bien là une tentative d’élaboration stratégique nouvelle, avec la mise en avant, pour la première fois, et pour une brève période, du thème de l’autogestion. Le "titre" du congrès est L’Avenir commence maintenant. D’une certaine façon, il s’agit de remplacer une stratégie essentiellement fondée sur les questions électorales, avec leur calendrier et leurs nécessaires alliances, par quelque chose de nouveau, mieux ancré dans les luttes quotidiennes. Mais l’absence d’un débat approfondi à la suite des élections de 1978 pèse lourd sur un congrès qui se tient dans l’immédiat après-coup. Et la tentative d’élaboration tourne court.
Très vite, c’est la fuite en avant. Entretemps – c’est un détail qui a son importance – Jean Kanapa, qui était le grand maître d’œuvre de l’eurocommunisme en France, le principal collaborateur de Georges Marchais, est prématurément disparu. Pour la direction du PCF, l’échec de la gauche en 1978 marque une fin de cycle. Elle n’imagine pas de rebondissement rapide. La configuration de l’élection de 1981 la prend un peu de cours sur ses deux volets essentiels, lorsqu’il s’avère, à l’issue du premiers tour que le PCF connait un relatif effondrement de son électorat (Georges Marchais "tombe" à 15,7 %... catastrophe tellurique tout à fait imprévisible, dont les militant-e-s du PCF ne se consolent qu’en se disant que le fond est atteint, et qu’on ne pourra jamais tomber plus bas) et que François Mitterrand apparaît comme un vainqueur possible pour le second tour. Cette dernière hypothèse, dans les rapports de forces à gauche ainsi reconfigurés, semble catastrophique pour la direction du PCF, dont l’essentiel de l’activité depuis quatre ans consiste à dénoncer le « virage à droite » du Parti socialiste.
Ici prend place la misérable opération de cette direction ayant consisté, tout en appelant à voter Mitterrand au second tour, à tenter de faire en sous-main une campagne "interne" pour faire voter Giscard afin d’éviter la catastrophe. Cette opération, dont les contours sont aujourd’hui bien connus, fait naturellement long feu. Non seulement la totalité des électeurs de Georges Marchais, mais la quasi-totalité des militant-e-s du PCF, reportent massivement, avec ou sans enthousiasme, leurs voix sur François Mitterrand, élu le 10 mai 1981. Retour de bâton. Pendant plus d’un mois, le PCF mènera campagne pour que des ministres communistes entrent au gouvernement. Au terme des négociations qui suivent les élections législatives, ils seront quatre : Charles Fiterman, Anicet Le Pors, Marcel Rigout, et Jack Ralite.

Vers le "tournant de la rigueur"

On fera semblant de croire que la victoire de François Mitterrand est celle du "programme commun", pourtant mort et enterré depuis quatre ans. C’est méconnaitre l’ensemble de l’évolution politique des années qui précèdent. Mitterrand a été élu sur un certain nombre de propositions qui sont très en retrait de ce programme (que l’on pourrait relire aujourd’hui en s’étonnant de son caractère réellement avancé). Il a surtout été élu pour « battre Giscard », pour mettre fin au règne ininterrompu de la droite depuis le commencement de la Ve République en 1958. Dans la mémoire collective, la gauche n’a jamais gouverné depuis la Libération. 1936 et 1945 restent des références politiques parlantes. Cela suscite de très grands espoirs : qu’il soit mis fin à la crise, permanente depuis 1973, que le sort des gens s’améliore. Et pour les plus avancés, qu’une issue non capitaliste soit dessinée.
Cela dit, force est de constater que le nouveau gouvernement mènera, pour un peu plus d’un an, une véritable politique "de gauche". Ce sont d’abord les nationalisations qui, si leur ampleur et leur configuration sont assez éloignées de ce pourquoi militait le parti communiste, portent un coup réel à la domination du grand capital sur l’économie et sur la société. Ce sont les lois Auroux, qui accroissent considérablement les droits des salariés dans les entreprises. C’est la réforme territoriale et la décentralisation du pouvoir. C’est la semaine de 39 heures. Georges Marchais déclarera même, sans que cela soit ridicule, que les réformes de 1981-1982 auront apporté plus aux travailleurs que celles de 1936 et de 1945. Le tout dans une atonie préoccupante de ce que l’on n’appelle pas encore le "mouvement social", atonie favorisée, à rebours de la stratégie affirmée en 1972, par l’attitude des ministres communistes – Charles Fiterman, par exemple, alors ministre d’État, ministre des Transports, dissuadant en permanence la CGT d’engager des luttes significatives à la SNCF. Des grèves éclateront bien, en particulier dans l’industrie automobile, mais aucun mouvement d’ampleur ne verra le jour.
Quoi qu’il en soit, dès 1983, c’est ce que l’on appellera le "tournant de la rigueur". Le poids pris dans l’entourage de François Mitterrand par des responsables socialistes qui n’ont jamais approuvé le programme commun, comme Michel Rocard ou surtout Jacques Delors, se fait de plus en plus pressant et devient irrésistible. La fameuse « pause dans les réformes » imposée par Blum en 1937 connait une répétition. C’est Jacques Delors qui l’exige. Le contexte international, l’inflation persistante, la vague montante du néolibéralisme dans tout le monde capitaliste, tout cela fait céder les maigres digues "de gauche" du gouvernement.
La direction communiste est manifestement désorientée par cette situation nouvelle. Elle critique le "tournant" tout en restant fermement à la fois au gouvernement et dans la majorité parlementaire. Aux sarcasmes de Mitterrand qui affirme qu’on ne peut pas avoir « un pied dedans et un pied dehors », Georges Marchais répond avec constance que le PCF a bien les deux pieds dans le gouvernement. Le PCF va jusqu’à lui voter la confiance au Parlement – alors que la confiance est, depuis un moment déjà, à tout le moins bien entamée. Les ministres communistes ne contribuent pas peu à ce choix. Mais lorsque, en 1984, intervient la formation d’un nouveau gouvernement, dirigé par Laurent Fabius, et dont la feuille de route est de mettre en musique, à marche forcée, le cours nouveau de la politique gouvernementale, le PCF, après avoir tenté d’obtenir un grand ministère économique dans ce gouvernement, opte devant le refus ferme de François Mitterrand pour ne pas y entrer. Au grand soulagement des militant-e-s, profondément remonté-e-s contre le pouvoir en place et qui, depuis le "tournant", sont très nombreux-ses à ne pas comprendre le maintien de leur parti dans ce gouvernement.
J’ouvre ici une parenthèse personnelle. C’est précisément à cette époque que j’ai su que j’allais quitter ce parti, où je militais depuis dix ans, depuis l’âge de dix-huit ans. La position – parfaitement inaudible – que je défendais depuis 1983, depuis l’injonction de Mitterrand à faire dire au PCF s’il était « dedans » ou « dehors » (de la majorité), son affirmation qu’on ne pouvait pas avoir « un pied dedans, un pied dehors » appelait pour moi une réponse différente de celle donnée par la direction du parti. Une réponse plus dialectique : nous devions justement assumer cette position, « un pied dedans, un pied dehors », rester dans le gouvernement sans en rabattre sur nos critiques et en développant les actions de masse, quitte à nous faire virer. Nous ne devions pas prendre l’initiative de la rupture, mais l’assumer en cas de besoin. À trente ans de distance, je ne suis pas convaincu que j’avais tort. Mais toute discussion était assimilée à la critique sous la pression de l’adversaire, et devenait impossible. Fin de parenthèse.

1984, la tempête

Entretemps étaient survenues les élections européennes de 1984. Une lourde défaite pour la gauche dans son ensemble, mais plus encore pour le PCF, dont la chute spectaculaire, avec seulement 11% des suffrages, n’avait une nouvelle fois pas été anticipée. C’est ce résultat électoral qui déclenche la tempête, tempête au cours de laquelle de nombreuses questions en suspens ressortent dans le débat.
L’une des caractéristiques de ce scrutin, pour la première fois dans l’histoire électorale de ce pays, est le très fort taux d’abstentions, surtout dans l’électorat populaire, dans celui de la gauche, dans celui du Parti communiste. Avec des hauts et des bas, c’est l’amorce d’une tendance qui ne se démentira plus. L’adhésion populaire aux thèmes de la gauche marque le pas. Deux ans plus tard, ce sera la défaite de la gauche aux élections législatives, la première "cohabitation", et le début d’un cycle infernal où les "alternances" se succèdent sans qu’aucune alternative véritable ne parvienne à émerger.
L’analyse de ce résultat et le choix de ce qui doit être fait dans cette conjoncture s’avère très difficile pour la direction, profondément désorientée, du PCF. C’est là le cœur du livre de Roger Martelli. Claude Poperen, membre du Bureau politique, dirigeant du parti dans la "forteresse ouvrière" de Renault-Billancourt, est chargé de préparer le rapport qui sera présenté au Comité central. Mais ce projet – fait sans doute unique dans les annales – est rejeté par le Bureau politique. Poperen doit revoir sa copie, ce qu’il fait sans enthousiasme. Et pour la direction, la réunion du Comité central tourne à la catastrophe. Le premier intervenant après le rapport "révisé" de Claude Poperen n’a jamais rien eu d’un oppositionnel. Il a la confiance et l’admiration de tout le parti. Il est considéré (même si Roger Martelli précise que c’est « à tort ») comme le "philosophe officiel" du PCF. C’est Lucien Sève. Il ne mâche pas ses mots. Pour lui, la situation exige la « refondation » du communisme.
Les vannes sont ouvertes. De nombreuses voix "critiques" s’expriment. Roger Martelli donne une description de ce débat au plus haut niveau de la direction du PCF. Il montre aussi le trouble de la hiérarchie. Georges Marchais, encore assommé par le coup reçu aux européennes (il conduisait la liste du PCF), ne sait pas saisir la balle au bond. Roger Martelli esquisse en quelques touches éparses le portrait contradictoire du secrétaire général, à mille lieues de la caricature dans laquelle il s’est laissé enfermer, très significatif, justement dans ses contradictions, de ce qu’était alors la réalité de l’état-major central du PCF. Mais ce qui va dominer est la fermeture. Le sous-titre du livre de Roger Martelli, « quand le PCF se referme », illustre parfaitement la chose.

Le débat stratégique évacué

Tout en appelant formellement au débat le plus large et le plus ouvert, le Bureau politique fait tout pour enfermer cette discussion dans les limites de l’acceptable. Il craint les « pressions » de l’extérieur sur les discussions internes du parti. Il se persuade de l’existence d’un « complot » liquidateur. Il dénonce des « fuites » relatives aux discussions des organismes de direction (Comité central et Bureau politique). Il se refuse à assumer le caractère public de la discussion en cours. Il insiste sur la fonction « pédagogique » des dirigeants, chargés de « faire partager » aux militant-e-s la « ligne », pourtant bien peu claire, de la direction. Mais cette direction est désormais divisée. Au congrès suivant, si l’on maintiendra au Comité central les plus emblématiques des voix critiques, on éliminera tout ce qui peut l’être sans faire trop de bruit. Roger Martelli explique qu’il ne devra sans doute quant à lui sa réélection au Comité central qu’au fait qu’il n’a pas eu le temps matériel, lors de cette fameuse réunion, de prononcer l’intervention qu’il avait préparée…
Parmi les questions posées se trouve, pour la direction du Parti communiste, les plus lancinantes et les plus taboues : à quoi sert le Parti communiste ? Y a-t-il une place pour le communisme politique dans la société française ? Les structures du parti sont-elles adaptées à son projet politique ? La disparition du parti est-elle inexorablement inscrite dans le mouvement de l’époque ? À toutes ces questions, il est en définitive répondu avec une fermeté qui ne supporte pas la contradiction.
En 1984, le spectre de la "liquidation" inquiète au premier chef la direction du parti. On réaffirme la nécessité de faire bloc contre un adversaire à deux têtes : la réaction et le Parti socialiste. On réaffirme la pertinence du "centralisme démocratique" (quoi que l’on puisse ironiser sur le caractère démocratique du centralisme en cause). On dénonce toute mise en cause de l’autorité du secrétaire général. L’identité "révolutionnaire" du parti doit être maintenue et réaffirmée. C’est dans ce contexte que le nécessaire débat stratégique est évacué. Sur un de ces points l’évolution ultérieure du Parti communiste démentira les choix d’alors. Initiée par Georges Marchais, la disparition effective du "centralisme démocratique" n’attendra pas dix ans. Et la question de la survie ou de l’agonie – une agonie qui peut durer longtemps – du Parti communiste reste posée.
L’histoire ne se répète jamais, même s’il peut lui arriver de bégayer. Mais cette incapacité à réagir en présence d’une forte abstention et d’un effondrement de la gauche alors qu’elle est au pouvoir n’est pas sans rapport avec bien des débats contemporains. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le paysage politique d’aujourd’hui est tellement différent de ce qu’il était alors que les rapprochements et comparaisons peuvent avoir quelque chose d’hasardeux. Pourtant, ces débats nous parlent, quels que soient nos parcours personnels et la façon dont on a pu, pour les plus anciens (comme le temps passe !), les aborder, ou pas, à l’époque. Ne serait-ce que pour ça, le travail de Roger Martelli doit être lu. Et discuté.  
Laurent Levy