Les équivoques de la lutte contre l'extrémisme.
Extrême droite, islamisme, islamophobie…
En 1879, considérant que
les "grands événements politiques (...) sont recouverts par des épisodes
insignifiants à côté desquels ils paraissent mesquins", Nietzsche disait
de la presse, occupée quotidiennement "à crier, à étourdir, à exciter, à
effrayer", qu'elle n'était guère que "la fausse alerte permanente qui
détourne les oreilles et les sens dans la mauvaise direction (1)".
Aujourd'hui l'on peut dire des médias qu'ils déversent une feinte indignation
permanente à propos de la plupart des événements, petits ou grands. Cette
rhétorique de l'indignation morale est indissociable d'un usage démagogique de
la dénonciation diabolisante impliquant une tactique de diversion ou
d'aveuglement, souvent assortie d'un appel à la mise à l'écart des individus ou
des groupes jugés suspects. De nombreux citoyens restent perplexes devant ces
indignations à répétition, trop virulentes et trop insistantes pour n'être pas
douteuses. Ces prêches accusatoires, véritables fabriques de suspects,
deviennent eux-mêmes suspects. C'est pourquoi leur multiplication s'accompagne,
dans le grand public, d'une flambée d'interrogations plus ou moins naïve, que
traduisent ces quelques questions : Que veulent réellement les
professionnels de l'indignation et de la dénonciation hyperboliques ? Que
veulent-ils nous faire croire ? Où veulent-ils nous conduire ?
Cette théâtralisation de
l'indignation permanente constitue le principal rituel de la profession médiatique
qui, par la pression qu'elle exerce, contraint les acteurs politiques à suivre
le mouvement. D'où cette euphorie dans la mise en spectacle, reprise en boucle,
de la triade indignation-dénonciation-condamnation. D'où, plus profondément,
l'impression que le monde tout entier, à chaque instant, est en guerre, une
guerre polymorphe à visage criminel, et que la catastrophe est l'ordinaire de
l'existence. Assister au spectacle de cette guerre en images est devenu
l'équivalent d'une activité festive. La tension et l'agitation frénétique qui
s'ensuivent, se renouvelant chaque jour, produisent un délicieux vertige chez
les amateurs d'"actualités", qui forment désormais la majorité des
humains, devenus des contemplateurs-consommateurs jubilatoires d'événements
inquiétants, dont l'attribut principal est une sorte de nouveauté répétitive
terriblement captivante. Le feuilleton mondial, grand récit sans intrigue
centrale, continue sans interruption ni fin, par définition. Les spectateurs
sont ainsi toujours tenus en haleine. Esthétisé, le cauchemar les conforte dans
l'idée qu'ils vivent dans un monde chaotique et terrifiant, et qu'il n'y a rien
à faire, ou pas grand-chose. Ils se consolent de savoir qu'ils sont embarqués
pour le pire.
L'objet principal, ou la
cible privilégiée, de ce dispositif polémique est ce qu'il est convenu de
nommer "l'extrémisme". Mais, parmi les extrémismes sélectionnés par
la machine médiatique, il en est un qui est systématiquement mis en avant et
soigneusement mis en scène, du moins dans l'espace public occidental (ou
occidentalisé), un extrémisme politique censé incarner le Mal absolu :
l'extrémisme dit "de droite", ou "l'extrême droite". Tel
est le nom commun de l'extrémisme qui fait le plus frémir, celui qui doit faire
frémir pour que l'ordre règne, celui du Bien. Un extrémisme répulsif censé
pourtant attirer, séduire, suborner, pour mieux contaminer ses victimes naïves.
D'où, à titre défensif, la mise en place par les Bons d'un dualisme manichéen,
que traduit, dans la rhétorique politicienne, la mythologie de la "ligne
jaune" ou de la "ligne rouge", dénominations concurrentes de la
frontière dangereuse qui sépare le monde du Bien et celui du Mal, le peuple des
Bons et celui des Méchants. Pour un habitant d'une quelconque contrée politique
du continent du Bien (socialisme, libéralisme, centrisme), franchir la ligne
colorée, c'est basculer dans ce qu'il est convenu d'appeler "le
pire" : non pas "l'extrémisme" en général, mais
"l'extrême droite" - avec ses quasi-synonymes :
"fascisme", "(ultra-)nationalisme", "racisme",
etc. Ces termes sont les dénominations courantes de la menace jugée principale,
et, aux yeux de certains, exclusive. Un système de surveillance paranoïaque
s'est mis en place, dont l'objectif est d'identifier et d'inventorier le
moindre indice d'un "glissement à droite" d'un homme de gauche (tel
Manuel Valls aujourd'hui), et le plus léger frémissement d'une "dérive
vers l'extrême droite" (dite "droitisation") d'un homme de
droite (tel Jean-François Copé il y a quelques mois). S'allument alors des
"alertes rouges" (les "alertes jaunes" restent à inventer).
Tel est le principe de la nouvelle chasse aux sorcières sous le règne de la
suspicion hypermorale.
Un nouveau venu doit être
mentionné : l'"islamophobie", terme équivoque dont l'usage s'est
banalisé en même temps que s'inscrivait dans le paysage mondial le terrorisme
islamiste. On peut s'en étonner, voire s'en scandaliser : s'il est une
menace pesant sur la sécurité et la liberté des citoyens, c'est bien la menace
islamiste. Il est donc politiquement légitime, pour tout citoyen d'une nation
démocratique, de s'élever contre toutes les formes de l'islam politique qui,
des Frères musulmans aux salafistes, enseignent et justifient la vision
jihadiste du monde, et en font un thème central de leur propagande. Sur la
question, il faut être le plus clair possible : à toute critique de
l'islamisme, les islamistes répliquent par l'accusation
d'"islamophobie". Ce sont d'abord les milieux islamistes qui feignent
de s'indigner d'une prétendue "islamophobie" qui inspirerait le rejet
du voile intégral, de la charia ou du jihad. L'accusation abusive est ensuite
reprise et orchestrée par les milieux d'extrême gauche.
Étrangement, donc, le
terrorisme islamiste, qui, en raison des massacres de masse qu'on peut lui
attribuer depuis une trentaine d'années, devrait constituer la principale cible
des anti-extrémistes déclarés, est non seulement sous-estimé, mais sa
dénonciation est jugée "islamophobe", et dénoncée comme telle. Les
nouvelles "belles âmes" s'émeuvent infiniment plus de la mort plus ou
moins accidentelle d'un "antifasciste" militant - dès lors qu'elle
semble pouvoir être attribuée à des marginaux des milieux nationalistes - que
de l'assassinat de dizaines de milliers de personnes par des commandos
jihadistes. Le caractère hautement sélectif de l'indignation anti-extrémiste
routinisée confine au scandale. Nous sommes ici au cœur du "politiquement
correct" (PC) contemporain à l'européenne, qui culmine dans le PC
d'origine communiste à la française. Son effet attendu est l'extension de la
peur panique de transgresser l'interdit idéologique, ou d'être dénoncé comme le
transgressant. "Franchir la ligne (rouge ou jaune)", c'est là
désormais la définition même du péché mortel, lorsque la politique est
intégralement soumise à l'extrémisme hypermoral. Le néo-antifascisme a
réinventé le diable et les tentations diaboliques. Le franchissement de la
ligne, donc, reviendrait à pactiser avec le diable, voire à devenir diable
soi-même. L'intimidation est forte, et fonctionne encore dans le champ
politique. Car l'on sait que transgresser l'interdit, c'est se vouer ou être
voué à l'exécration publique, à la mort sociale, à la haine factice devenue
réflexe idéologique.
Si
l'"islamophobie" est si violemment dénoncée par les milieux
néo-antifascistes, c'est parce qu'elle est supposée constituer un indice majeur
de la pensée "d'extrême droite", au sein de laquelle elle aurait
remplacé l'antisémitisme. Dans les milieux néo-antifascistes d'extrême gauche, tous
communiant dans un antisionisme radical (soit la nouvelle forme de la haine
idéologisée visant les Juifs), on se félicite en effet que la lutte contre
l'extrême droite aille de pair avec la "lutte contre l'islamophobie",
donc, selon eux, avec la lutte contre "le sionisme". Un
pseudo-antiracisme instrumental s'est ainsi constitué, donnant pour tâche
principale à l'antiracisme de "lutter contre l'islamophobie", comme
si "l'islamophobie" était devenu un "marqueur idéologique"
(comme disent les sociologues débutants) de l'extrême droite. En raison des
besoins croissants de la propagande pro-palestinienne et anti-israélienne, les
usages pseudo-antiracistes du terme "islamophobie" sont voués à se
banaliser. Rappelons brièvement qu'il s'agit d'un terme d'insulte au sens flou
abusivement érigé en concept ou en catégorie descriptive, employé par certains
milieux militants (islamistes et/ou gauchistes), depuis le début des années
1980, pour interdire toute critique de l'islam, et plus particulièrement de
l'islamisme. Ce mot accusateur a été intégré dans le vocabulaire de combat du
néo-antifascisme gauchiste au cours des premières années du XXIe siècle.
Reconnaître les usages
douteux ou strictement tactiques du mot "islamophobie" n'implique
nullement son rejet pur et simple. Il s'agit bien plutôt de le définir
clairement, ce que les "anti-islamophobes" de métier ne font jamais,
provoquant un malaise permanent dans le débat public. Le terme d'islamophobie
devrait être utilisé, d'une façon stricte, pour désigner, sur le plan des opinions,
les appels à la haine, à la discrimination et à la violence visant la religion
musulmane comme telle et/ou les musulmans comme tels. Ou, pour le dire plus
conceptuellement, l'essentialisation et la diabolisation de l'islam et des
musulmans. Si les dénonciateurs de "l'islamophobie" s'en tenaient à
cette définition, le malaise disparaîtrait avec l'équivocité du terme. Mais les
"anti-islamophobes" professionnels, qu'ils soient gauchistes ou
islamistes, n'ont cure des définitions claires, ils ont besoin, tout au
contraire, de notions floues et de catégories attrape-tout. La confusion
conceptuelle est pour eux un atout. Un fait majeur doit être souligné : la
caractéristique nouvelle du néo-antifascisme est qu'il tend à faire front
commun avec certains milieux islamistes, qui ont bien compris que cette
nouvelle militance gauchiste "radicale" ne tenait pas l'islamisme
pour un ennemi. Ses ennemis imaginaires - "capitalisme",
"impérialisme", "fascisme", "sionisme" - sont les
branches de l'arbre qui leur cache la forêt.
En même temps, on constate
que ceux qui minimisent ou nient la menace islamiste à visage terroriste ne
font nullement l'objet de campagnes de presse et ne sont en aucune manière mis
à l'écart du débat public. Nulle ligne colorée n'est tracée autour des
légitimateurs ou des minimisateurs de l'islamisme, ni autour des négateurs de
la menace qu'il incarne. Les journalistes, les intellectuels et les éditeurs
spécialisés en la matière bénéficient d'une impunité qui devrait surprendre et
scandaliser tous les citoyens. Car, à quelques exceptions près, les réactions
critiques sont invisibles et inaudibles dans le paysage médiatique. Comme si
l'aveuglement et la surdité volontaires, dans le seul cas de l'extrémisme
islamiste, étaient de rigueur. La complaisance prend ici l'allure d'une
complicité de fait. Les indignés médiatiques ordinaires se taisent, ou font
écho aux campagnes de dénonciation de "l'islamophobie", ce mal censé
ravager la société française.
La stratégie de
l'indignation-dénonciation centrée exclusivement sur "l'extrême
droite" s'est réduite aujourd'hui à une démagogie ossifiée dont les effets
symboliques sont à peu près nuls. Le rabâchage du discours antifasciste des
années trente est inopérant. Il relève d'un terrorisme intellectuel dont les
agents sont d'autant plus rageurs qu'ils se sentent impuissants. Leur fuite en
avant dans les dénonciations hyperboliques, dénuées de toute crédibilité, en
témoigne. Dans ce cadre, la récente dénonciation de "l'islamophobie"
est celle d'un mal imaginaire, dont la construction sociale et politique attend
d'être sérieusement étudiée. En attendant qu'un sociologue courageux se mette
au travail, on se contentera de souligner que cette dénonciation instrumentale
de "l'islamophobie" remplit certaines fonctions, que nous avons
brièvement caractérisées.
Si l'indignation morale
n'est pas une politique, l'indignation sélective est une impolitique. Elle
masque les véritables menaces en exagérant cyniquement l'importance de
phénomènes électoraux qui ne menacent guère que les situations acquises. Les
postes de quelques élus de droite ou de gauche n'ont pas un caractère sacré.
Dans une démocratie pluraliste qui fonctionne, aucun élu n'est un intouchable.
Par ailleurs, le libre examen critique des religions ne saurait être confondu
avec l'appel à la haine contre les croyants. Les campagnes islamo-gauchistes
contre "l'islamophobie" jouent sur la confusion entre la critique de
l'islam, le rejet de l'islamisme et le "racisme" (terme ici
impropre). S'il y a une menace islamiste, illustrée chaque jour par les
victimes du terrorisme jihadiste, il n'y pas de réelle menace
"islamophobe". Même dans l'idéologie raciste et xénophobe d'un parti
néo-nazi comme Aube dorée, en Grèce, "l'islamophobie" n'a nullement
remplacé le mélange de vieil antisémitisme et d'antisionisme radical qu'on
rencontre ailleurs dans les groupuscules d'extrême droite. Insister sur
"l'islamophobie", c'est aussi une manière d'oublier la xénophobie
anti-immigrés qui caractérise la plupart des mouvements nationalistes en
Europe. Or, les immigrés sont loin d'être tous musulmans, et ils sont rejetés
par les mouvements xénophobes avant tout en tant qu'immigrés, sur la base de
thèmes tels que le "parasitisme social" et la
"délinquance".
En France, les prétendus
"islamophobes", c'est-à-dire les anti-islamistes ainsi stigmatisés
par les islamistes et leurs affidés d'extrême gauche, ne tuent personne et
n'appellent nullement à chasser les musulmans du territoire. C'est que les
anti-islamistes à la française, dans leur grande majorité, ne sont pas
"islamophobes" au sens strict du terme, ils sont
"islamismophobes". Les anti-islamistes abusivement dénoncés comme
"islamophobes" sont mis au pilori, injuriés, poursuivis par des
officines pseudo-antiracistes. Et ce, alors même que dans les sociétés
démocratiques contemporaines, tout citoyen peut être une victime d'attentats
terroristes commis au nom de l'islam. Telle est la dure réalité qu'il faut
reconnaître. Ce constat n'implique nullement, répétons-le, de confondre la
religion musulmane avec ses usages politiques guerriers. L'islam est loin de se
réduire aux islamismes de diverses obédiences. Mais ce sont ces derniers qui
constituent l'extrémisme politico-religieux le plus dangereux. La dénonciation
contemporaine de "l'islamophobie" illustre une tactique de diversion,
destinée à occulter la menace islamiste. Il est temps de sortir de la torpeur
médiatico-politicienne et de l'engluement dans les faux débats, de dissiper les
illusions ou les confusions consolantes et d'ouvrir les yeux sur les menaces
réelles.
Pierre-André Taguieff
(1) Friedrich Nietzsche,
Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, t. II (1879-1880 ;
1886), Opinions et sentences mêlées (1879), § 321, tr. fr. Robert Rovini, in
Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. III, vol. 2, 1968, pp.
130-131.
Pierre-André Taguieff : Philosophe, politologue et
historien des idées, Pierre-André Taguieff, né à Paris le 4 août 1946, est
directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de
Sciences Po (Cevipof, Paris). Il a enseigné à l’Institut d’études politiques de
Paris (histoire des idées politiques, pensée politique) de 1985 à 2005.